– Bonne chance, monsieur! dit-il au brave Ayvaz. Oh! vous ne risquez rien; je porte bonheur à mes bourgeois. Encore l’an dernier, j’en ai ramené un qui avait couché son homme. Il m’a donné vingt-cinq francs de pourboire; vrai, comme je vous le dis.
– Tu en auras cinquante, dit Ayvaz, si Dieu permet que je me venge à mon idée.
Mr L’Ambert était d’une jolie force, mais trop connu dans les salles pour avoir jamais eu occasion de se battre. Au point de vue du terrain, il était aussi neuf qu’Ayvaz-Bey: aussi, quoiqu’il eût vaincu dans des assauts les maîtres et les prévôts de plusieurs régiments de cavalerie, il éprouvait une sourde trépidation qui n’était point de la peur, mais qui produisait des effets analogues. Sa conversation dans la voiture avait été brillante; il avait montré à ses témoins une gaieté sincère et pourtant un peu fébrile. Il avait brûlé trois ou quatre cigares en route, sous prétexte de les fumer. Lorsque tout le monde mit pied à terre, il marcha d’un pas ferme, trop ferme peut-être. Au fond de l’âme, il était en proie à une certaine appréhension, toute virile et toute française: il se défiait de son système nerveux et craignait de ne point paraître assez brave.
Il semble que les facultés de l’âme se doublent dans les moments critiques de la vie. Ainsi, Mr L’Ambert était sans doute fort occupé du petit drame où il allait jouer un rôle, et cependant les objets les plus insignifiants du monde extérieur, ceux qui l’auraient le moins frappé en temps ordinaire, attiraient et retenaient son attention par une puissance irrésistible. À ses yeux, la nature était éclairée d’une lumière nouvelle, plus nette, plus tranchante, plus crue que la lumière banale du soleil. Sa préoccupation soulignait pour ainsi dire tout ce qui tombait sous ses regards. Au détour du sentier, il aperçut un chat qui cheminait à petits pas entre deux rangs de groseilliers. C’était un chat comme on en voit beaucoup dans les villages: un long chat maigre, au poil blanc tacheté de roux, un de ces animaux demi-sauvages que le maître nourrit généreusement de toutes les souris qu’ils savent prendre. Celui-là jugeait sans doute que la maison n’était pas assez giboyeuse et cherchait en plein champ un supplément de pitance. Les yeux de maître L’Ambert, après avoir erré quelque temps à l’aventure, se sentirent attirés et comme fascinés par la grimace de ce chat. Il l’observa attentivement, admira la souplesse de ses muscles, le dessin vigoureux de ses mâchoires, et crut faire une découverte de naturaliste en remarquant que le chat est un tigre en miniature.
– Que diable regardez-vous là? demanda le marquis en lui frappant sur l’épaule.
Il revint aussitôt à lui, et répondit du ton le plus dégagé:
– Cette sale bête m’a donné une distraction. Vous ne sauriez croire, monsieur le marquis, le dégât que ces coquins nous font dans une chasse. Ils mangent plus de couvées que nous ne tirons de perdreaux. Si j’avais un fusil!…
Et, joignant le geste à la parole, il coucha l’animal en joue en le désignant du doigt. Le chat saisit l’intention, fit une chute en arrière et disparut.
On le revit deux cents pas plus loin. Il se faisait la barbe au milieu d’une pièce de colza et semblait attendre les Parisiens.
– Est-ce que tu nous suis? demanda le notaire en répétant sa menace.
La bête prudentissime s’enfuit de nouveau; mais elle reparut à l’entrée de la clairière où l’on devait se battre. Mr L’Ambert, superstitieux comme un joueur qui va entamer une grosse partie, voulut chasser ce fétiche malfaisant. Il lui lança un caillou sans l’atteindre. Le chat grimpa sur un arbre et s’y tint coi.
Déjà les témoins avaient choisi le terrain et tiré les places au sort. La meilleure échu à Mr L’Ambert. Le sort voulut aussi qu’on se servît de ses armes et non des yatagans japonais, qui l’auraient peut-être embarrassé.
Ayvaz ne s’embarrassait de rien. Tout sabre lui était bon. Il regardait le nez de son ennemi comme un pêcheur regarde une belle truite suspendue au bout de sa ligne. Il se dépouilla prestement de tous les habits qui n’étaient pas indispensables, jeta sur l’herbe sa calotte rouge et sa redingote verte et retroussa les manches de sa chemise jusqu’au coude. Il faut croire que les Turcs les plus endormis se réveillent au cliquetis des armes. Ce gros garçon, dont la physionomie n’avait rien que de paterne, apparut comme transfiguré. Sa figure s’éclaira, ses yeux lancèrent la flamme. Il prit un sabre des mains du marquis, recula de deux pas et entonna en langue turque une improvisation poétique que son ami Osman-Bey a bien voulu nous conserver et nous traduire:
– Je me suis armé pour le combat; malheur au giaour qui m’offense! Le sang se paye avec du sang. Tu m’as frappé de la main; moi, Ayvaz, fils de Ruchdi, je te frapperai du sabre. Ton visage mutilé fera rire les belles femmes: Schlosser et Mercier, Thibert et Savile se détourneront avec mépris. Le parfum des roses d’Izmir sera perdu pour toi. Que Mahomet me donne la force, je ne demande le courage à personne. Hourra! Je me suis armé pour le combat.
Il dit, et se précipita sur son adversaire. L’attaqua-t-il en tierce ou en quarte, je n’en sais rien, ni lui non plus, ni les témoins, ni Mr L’Ambert. Mais un flot de sang jaillit au bout du sabre, une paire de lunettes glissa sur le sol, et le notaire sentit sa tête allégée par devant de tout le poids de son nez. Il en restait bien quelque chose, mais si peu, qu’en vérité je n’en parle que pour mémoire.
Mr L’Ambert se jeta à la renverse et se releva presque aussitôt pour courir tête baissée, comme un aveugle ou comme un fou. Au même instant, un corps opaque tomba du haut d’un chêne. Une minute plus tard, on vit apparaître un petit homme fluet, le chapeau à la main, suivi d’un grand domestique en livrée. C’était Mr Triquet, officier de santé de la commune de Parthenay.
– Soyez le bienvenu, digne monsieur Triquet! Un brillant notaire de Paris a grand besoin de vos services. Remettez votre vieux chapeau sur votre crâne dépouillé, essuyez les gouttes de sueur qui brillent sur vos pommettes rouges comme la rosée sur deux pivoines en fleur, et relevez au plus tôt les manches luisantes de votre respectable habit noir!
Mais le bonhomme était trop ému pour se mettre d’abord à l’ouvrage. Il parlait, parlait, parlait, d’une petite voix haletante et chevrotante.
– Bonté divine!… disait-il. Honneur à vous, messieurs; votre serviteur très humble. Est-il Jésus permis de se mettre dans des états pareils? C’est une mutilation; je vois ce que c’est! Décidément, il est trop tard pour apporter ici des paroles conciliantes; le mal est accompli. Ah! messieurs, messieurs, la jeunesse sera toujours jeune. Moi aussi, j’ai failli me laisser emporter à détruire ou à mutiler mon semblable. C’était en 1820. Qu’ai-je fait, messieurs? J’ai fait des excuses. Oui, des excuses, et je m’en honore; d’autant plus que le bon droit était de mon côté. Vous n’avez donc jamais lu les belles pages de Rousseau contre le duel? C’est irréfutable en vérité; un morceau de chrestomathie littéraire et morale. Et notez bien que Rousseau n’a pas encore tout dit. S’il avait étudié le corps humain, ce chef-d’œuvre de la création, cette admirable image de Dieu sur la terre, il vous aurait montré qu’on est bien coupable de détruire un ensemble si parfait. Je ne dis pas cela pour la personne qui a porté le coup. À Dieu ne plaise! Elle avait sans doute ses raisons, que je respecte. Mais si l’on savait quel mal nous nous donnons, pauvres médecins que nous sommes, pour guérir la moindre blessure! Il est vrai que nous en vivons, ainsi que des maladies; mais n’importe! j’aimerais mieux me priver de bien des choses et vivre d’un morceau de lard sur du pain bis que d’assister aux souffrances de mon semblable.
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