– Figurez-vous, disait-il, que cet excellent Mr Bernier m’a complété avec la peau d’un Auvergnat. Et de quel Auvergnat, bon Dieu! Le plus stupide, le plus épais, le plus sale de l’Auvergne! On ne s’en douterait pas à voir le lambeau qu’il m’a vendu. Ah! l’animal m’a fait passer bien des quarts d’heure désagréables!… Les commissionnaires du coin des rues sont des dandies auprès de lui. Mais j’en suis quitte, grâce au ciel! Le jour où je l’ai payé et jeté à la porte, je me suis soulagé d’un grand poids. Il s’appelait Romagné, un joli nom! Ne le prononcez jamais devant moi. Qu’on ne me parle pas de Romagné, si l’on veut que je vive! Romagné!…
Mademoiselle Victorine Tompain ne fut pas la dernière à complimenter le héros. Ayvaz-Bey l’avait indignement abandonnée en lui laissant quatre fois plus d’argent qu’elle ne valait. Le beau notaire se montra doux et clément envers elle.
– Je ne vous en veux pas, lui dit-il; je n’ai pas même de rancune contre ce brave Turc. Je n’ai qu’un ennemi au monde, c’est un Auvergnat du nom de Romagné.
Il disait Romagné avec une intonation comique qui fit fortune. Et je crois que, même aujourd’hui, la plupart de ces demoiselles disent: «Mon Romagné,» en parlant de leur porteur d’eau.
Trois mois se passèrent; trois mois d’été. La saison fut belle; il resta peu de monde à Paris. L’Opéra fut envahi par les étrangers et les gens de province; Mr L’Ambert y parut moins souvent.
Presque tous les jours, à six heures, il dépouillait la gravité du notaire et s’enfuyait à Maisons-Laffitte, où il avait loué un chalet. Ses amis l’y venaient voir, et même ses petites amies. On jouait, dans le jardin, à toute sorte de jeux champêtres, et je vous prie de croire que la balançoire ne chômait pas.
Un des hôtes les plus assidus et les plus gais était Mr Steimbourg, agent de change. L’affaire de Parthenay l’avait lié plus étroitement avec Mr L’Ambert. Mr Steimbourg appartenait à une bonne famille d’israélites convertis; sa charge valait deux millions, et il en possédait un quart à lui tout seul: on pouvait donc contracter amitié avec lui. Les maîtresses des deux amis s’accordaient assez bien ensemble, c’est-à-dire qu’elles se querellaient au plus une fois par semaine. Que c’est beau, quatre cœurs qui battent à l’unisson! Les hommes montaient à cheval, lisaient le Figaro , ou racontaient les cancans de la ville; les dames se tiraient les cartes à tour de rôle avec infiniment d’esprit: l’âge d’or en miniature!
Mr Steimbourg se fit un devoir de présenter son ami dans sa famille. Il le conduisit à Biéville, où le père Steimbourg s’était fait construire un château. Mr L’Ambert y fut reçu cordialement par un vieillard très vert, une dame de cinquante-deux ans qui n’avait pas encore abdiqué, et deux jeunes filles tout à fait coquettes. Il reconnut au premier coup d’œil qu’il n’entrait pas chez des fossiles. Non; c’était bien la famille moderne et perfectionnée. Le père et le fils étaient deux camarades qui se plaisantaient réciproquement sur leurs fredaines. Les jeunes filles avaient vu tout ce qui se joue sur le théâtre et lu tout ce qui s’écrit. Peu de gens connaissaient mieux qu’elles la chronique élégante de Paris; on leur avait montré, au spectacle et au bois de Boulogne, les beautés les plus célèbres de tous les mondes; on les avait conduites aux ventes des riches mobiliers, et elles dissertaient fort agréablement sur les émeraudes de mademoiselle X… et les perles de mademoiselle Z… L’aînée, mademoiselle Irma Steimbourg, copiait avec passion les toilettes de mademoiselle Fargueil; la cadette avait envoyé un de ses amis chez mademoiselle Figeac pour demander l’adresse de sa modiste. L’une et l’autre étaient riches et bien dotées. Irma plut à Mr L’Ambert. Le beau notaire se disait de temps en temps qu’un demi-million de dot et une femme qui sait porter la toilette ne sont pas choses à dédaigner. On se vit assez souvent, presque une fois par semaine, jusqu’aux premières gelées de novembre.
Après un automne doux et brillant, l’hiver tomba comme une tuile. C’est un fait assez commun dans nos climats; mais le nez de Mr L’Ambert fit preuve en cette occasion d’une sensibilité peu commune. Il rougit un peu, puis beaucoup; il s’enfla par degrés, au point de devenir presque difforme. Après une partie de chasse égayée par le vent du nord, le notaire éprouva des démangeaisons intolérables. Il se regarda dans un miroir d’auberge et la couleur de son nez lui déplut. Vous auriez dit une engelure mal placée.
Il se consolait en pensant qu’un bon feu de fagots lui rendrait sa figure naturelle, et, de fait, la chaleur le soulagea et le déteignit en peu d’instants. Mais la démangeaison se réveilla le lendemain, et les tissus se gonflèrent de plus belle, et la couleur rouge reparut avec une légère addition de violet. Huit jours passés au logis, devant la cheminée, effacèrent la teinte fatale. Elle reparut à la première sortie, en dépit des fourrures de renard bleu.
Pour le coup, Mr L’Ambert prit peur; il manda Mr Bernier en toute hâte. Le docteur accourut, constata une légère inflammation et prescrivit des compresses d’eau glacée. On rafraîchit le nez, mais on ne le guérit point. Mr Bernier fut étonné de la persistance du mal.
– Après tout, dit-il, Dieffenbach a peut-être raison. Il prétend que le lambeau peut mourir par excès de sang et qu’on y doit appliquer des sangsues. Essayons!
Le notaire se suspendit une sangsue au bout du nez. Lorsqu’elle tomba, gorgée de sang, on la remplaça par une autre et ainsi de suite, durant deux jours et deux nuits. L’enflure et la coloration disparurent pour un temps; mais ce mieux ne fut pas de longue durée. Il fallut chercher autre chose. Mr Bernier demanda vingt-quatre heures de réflexion, et en prit quarante-huit.
Lorsqu’il revint à l’hôtel de la rue de Verneuil, il était soucieux et même timide. Il dut faire un effort sur lui-même avant de dire à Mr L’Ambert:
– La médecine ne rend pas compte de tous les phénomènes naturels, et je viens vous soumettre une théorie qui n’a aucun caractère scientifique. Mes confrères se moqueraient peut-être de moi si je leur disais qu’un lambeau détaché du corps d’un homme peut rester sous l’influence de son ancien possesseur. C’est votre sang, lancé par votre cœur, sous l’action de votre cerveau, qui afflue si malheureusement à votre nez. Et pourtant je suis tenté de croire que cet imbécile d’Auvergnat n’est pas étranger à l’événement.
Mr L’Ambert se récria bien haut. Dire qu’un vil mercenaire que l’on avait payé, à qui l’on ne devait rien, pouvait exercer une influence occulte sur le nez d’un officier ministériel, c’était presque de l’impertinence!
– C’est bien pis, répondit le docteur, c’est de l’absurdité. Et pourtant je vous demande la permission de chercher le Romagné. J’ai besoin de le voir aujourd’hui, ne fût-ce que pour me convaincre de mon erreur. Avez-vous gardé son adresse?
– À Dieu ne plaise!
– Eh bien, je vais me mettre en quête. Prenez patience, gardez la chambre, et ne vous traitez plus.
Il chercha quinze jours. La police lui vint en aide et l’égara durant trois semaines. On mit la main sur une demi-douzaine de Romagné. Un agent subtil et plein d’expérience découvrit tous les Romagné de Paris, excepté celui qu’on demandait. On trouva un invalide, un marchand de peaux de lapin, un avocat, un voleur, un commis de mercerie, un gendarme et un millionnaire. Mr L’Ambert grillait d’impatience au coin du feu, et contemplait avec désespoir son nez écarlate. Enfin, l’on découvrit le domicile du porteur d’eau, mais il n’y demeurait plus. Les voisins racontèrent qu’il avait fait fortune et vendu son tonneau pour jouir de la vie.
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