Puis secouant sa tête charmante et de cet accent résolu qui dit la vérité:
– Mais non, poursuivit-elle, ce n’était pas cela, André… ou du moins, c’était pour autre chose encore: c’était pour savoir si tu monterais un jour à ta vraie place. Est-ce que tu n’es pas trop au-dessous de ton état?
– Et que répondent-elles, les cartes?
Julie hésita, puis, prenant gaillardement son parti, elle répliqua d’un ton de franche gaieté:
– Ce soir, les quatre as sont restés.
– Cela signifie?
– Voiture à quatre roues, monseigneur. Nous roulerons carrosse!
– Et que tu seras adorablement belle là-dedans, chérie, conclut André avec un enthousiasme d’enfant.
«Écoute, poursuivit-il, qui ne risque rien n’a rien. Je suis dix fois plus ambitieux que toi pour toi. Il est temps de commencer la bataille. Si tu veux, nous allons partir pour Paris.
Julie poussa un cri de joie et battit ses deux belles petites mains l’une contre l’autre. Puis la réflexion venant, elle répéta non sans effroi:
– Pour Paris!
Ce nom-là, pour une imagination ardente comme était celle de Julie, a presque autant de menaces que de promesses.
– Il faut beaucoup d’argent pour réussir à Paris, ajouta-t-elle.
– Comptons! dit André qui l’attira contre lui.
Les caresses de sa voix étaient de bon augure et semblaient dire: «Tu vas bien voir que nous possédons un trésor!» Julie était, Dieu merci, tout oreilles.
– Nous avons commencé ici, reprit André Maynotte, avec les trois mille francs qui étaient dans ma ceinture quand nous arrivâmes de Corse. Il est vrai que nous sommes à Caen, et que nos débuts ont été plus que modestes; mais si on n’a pas besoin, ici, de fonds considérables pour s’établir, les débouchés sont petits et rares; je regarde notre pauvre succès comme un miracle. À Paris seulement, dans notre patrie, on peut arriver à la fortune.
Julie approuva d’un signe de tête.
– L’armurier Cotin, poursuivit André, m’a offert hier douze mille francs de nos marchandises et de mon achalandage.
Julie eut un mouvement de joyeuse surprise.
– Il en donnera quinze, ajouta André Maynotte, mais ce n’est pas tout. M. Bancelle, le banquier, va m’acheter le brassard.
– Lui! si économe!…
– C’est un ricochet de sa manie. Ce soir, après m’avoir parlé de sa caisse pendant deux heures, et comme j’allais me retirer, il m’a dit: «Tenez-vous beaucoup à vendre comme cela des brassards?» Je ne devinais pas où allait sa question; il s’est expliqué, ajoutant: «Bon engin pour les voleurs, cela, monsieur Maynotte! Vous comprenez bien qu’avec un homme qui vend des brassards, on n’est pas en sûreté dans une ville!» Et comme je ne saisissais pas encore: «Parbleu! a-t-il repris, avec vos brassards, il n’y a pas d’ingénieux système qui tienne! Que peut ma mécanique? Étreindre le bras d’un larron. Eh bien! si le larron a un brassard, il retirera son bras tout doucement et s’en ira avec mes écus, laissant son coquin de fourreau entre les griffes de mon système…»
Julie éclata de rire bruyamment, et sa gaieté, comme il arrive aux heures de surexcitation, dura plus longtemps qu’il n’était à propos.
– C’est pourtant vrai, dit-elle, que le brassard vaut une clef pour ouvrir la caisse de M. Bancelle!
– Je me suis engagé sur parole à ne plus vendre de brassards, continua André, moyennant quoi il m’achètera le nôtre au prix de mille écus. Je le lui porterai dès demain matin, car il a grande hâte de jouer lui-même au voleur avec sa mécanique.
– Cela fait dix-huit mille francs, supputa Julie.
André sortit de sa poche un portefeuille qu’il ouvrit et qui contenait quatorze billets de cinq cents francs.
Au moment où Julie se penchait pour les regarder, la nuit se fit subitement et un gros rire éclata derrière eux. C’était le père Bertrand, l’éteigneur de réverbères, qui leur jouait ce tour. Voyant de loin deux amoureux sur un banc à cette heure indue, le bonhomme s’était approché à pas de loup: un gai luron qui aimait plaisanter avec les bourgeois.
– Part à trois! dit-il, si on casse la tirelire de M. Bancelle. Comment se fâcher? Et à quoi bon? Le brave père Bertrand eut un verre de cidre, versé par la blanche main de Julie Maynotte; et tout le monde alla se mettre au lit.
Vingt-cinq mille francs! Paris! La voiture promise par les quatre as! Notre Julie eut de beaux rêves.
Elle dormait à deux heures du matin; et Caen tout entier faisait de même, y compris les cinquante dons Juans. Mais André veillait: le sommeil appelé ne voulait pas venir. André se tournait, se retournait entre ses draps brûlants. Il avait le cœur serré. Il souffrait.
C’était un caractère doux, simple et tendre, mais c’était une intelligence d’élite. Sa vie, jusqu’alors, n’avait point manqué d’aventures, car il venait de loin et il avait fallu tout un roman sombre et mystérieux pour mettre dans ses bras d’artisan, la fille déshéritée d’une noble race; mais ce roman s’était noué en quelque sorte au gré de la destinée. André et Julie avaient dans leur passé d’étranges périls, évités, mais point de combats. André en était encore à éprouver sa force. À de certaines heures, il avait conscience de l’énergie indomptable qui était en lui à l’état latent et qu’aucun danger suprême n’avait encore sollicitée.
Alors, il se redressait dans sa puissance inconnue, croyant rêver; il défiait l’avenir, il appelait la bataille, car toute victoire a des couronnes! C’était un de ces instants. André rêvait de luttes futures et s’étonnait du mystérieux besoin qu’il avait de bondir dans l’arène.
Deux heures sonnant, un homme traversa le pont de Vaucelles et s’arrêta au milieu, jetant un regard rapide devant et derrière lui. Les alentours étaient déserts. L’homme dépouilla lestement une blouse grise qu’il portait, la roula avec son bonnet de laine rousse et lança le paquet dans la rivière, après y avoir attaché un fort caillou. Puis, vêtu qu’il était d’un pantalon de cotonnade bleue, tête nue et en bras de chemise, il prit à travers champs sur la droite de la route d’Alençon. Il avait quelque chose dans un foulard: ce n’était ni dur ni lourd et cela ne le gênait point pour sauter les talus. Il marchait très vite, quand il trouvait un couvert; en plaine, il allait les mains dans ses poches, le dos voûté; les jambes flageolantes; vous eussiez dit un paysan ivre qui a perdu le chemin de son logis. Cela se rencontre en Normandie comme ailleurs.
Il faisait de longs détours pour éviter les métairies parsemées dans la campagne. Un chien qui hurlait au loin l’arrêtait tout tremblant. Ses yeux vifs et inquiets perçaient la nuit. Nous avons déjà vu M. Lecoq dans des situations bizarres et difficiles: sa conversation avec J.-B. Schwartz, le mensonge de son rendez-vous amoureux, son voyage interrompu, le soin qu’il avait pris de cacher sa voiture et son cheval, son déguisement, son retour à la ville, son affût sous la porte cochère pour épier le passage du commissaire de police et surveiller la façon dont le même J.-B. Schwartz accomplirait sa mission, en apparence si futile; enfin, sa visite au papa Lambert, le cabaretier du cul-de-sac Saint-Claude, nous ont mis surabondamment à même de deviner que M. Lecoq faisait un autre métier que celui de commis voyageur en coffres-forts. Dans ces diverses circonstances, qui toutes dénonçaient une bataille prochaine, la physionomie de M. Lecoq, pour nous, ne s’est point démentie: nous avons vu un gaillard hardi, résolu froidement et portant dans l’accomplissement d’un périlleux projet une sorte de gaieté de mauvais goût.
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