V Scrupules de J.-B. Schwartz
La carriole traversa au grand galop le village d’Allemagne où tout dormait encore, puis M. Lecoq prit sur sa gauche et s’engagea dans un chemin de traverse. Ils allèrent ainsi en silence pendant trois ou quatre minutes.
– Le jeu, le vin, les belles, Jean-Baptiste, hé! dit tout à coup M. Lecoq. J’ai mon petit doigt qui me raconte des histoires. Tu as bien fait ma commission, là-bas, bonhomme. Le commissaire n’y a vu que du feu!
Il fouetta Coquet qui bondit comme un diable.
– Ne te gêne pas, bijou, reprit-il, ce soir, tu auras trente-cinq lieues de pays dans le ventre!
– Où allons-nous donc? demanda Schwartz.
– Toi? tu ne vas pas loin, Jean-Baptiste. Moi je suis en ce moment à Alençon, au lit, parce que j’ai le rhume et demain matin je me lèverai dispos, hé!…
– Vous avez donc peur du mari, monsieur Lecoq?
– Quel mari, Jean-Baptiste? Où prends-tu le mari? Je me lèverai dispos pour faire mes courses, placer mes caisses et parler de mon rhume. Il fait bon avoir des amis partout, bonhomme, hé? L’ami chez qui je vais dormir est le même qui mettra à la poste, ce matin, la lettre où je réclame mon jonc… As-tu ouï parler des francs-maçons, ma vieille?
– Papa l’était, répliqua J.-B. Schwartz.
– Papa aussi, dit M. Lecoq en riant. Ça peut être utile. Tu es militaire, hé? Tu vas à la bataille, tu te trouves placé vis-à-vis d’un canon, tu fais le signe, l’artilleur ennemi coupe en deux ton voisin pour t’être agréable. Savais-tu celle-là?
– Papa la contait, monsieur Lecoq.
– Papa aussi: elle est jolie. Eh bien! Jean-Baptiste, nous sommes un cent de copains, peut-être deux cents, des amis de collèges, quoi! comme qui dirait des barbistes ou d’anciens élèves de l’institution Balanciel. Les uns sont ici, les autres là et nous nous rendons de petits services pour entretenir l’amitié qui nous lie… Je t’ai donc parlé d’un mari – bonhomme, hé?
– Vous m’avez dit…
– Le jeu, le vin, les belles! Je veux bien qu’il y ait un mari, moi, Jean-Baptiste, si ça fait ton bonheur. Laquelle préfères-tu? La brune? la blonde? Moi, mon faible cœur balance entre les deux. Crois-tu à l’Être suprême? Oui, hé? Je ne saurais t’en blâmer. On retrouve cette croyance chez tous les peuples de l’univers. Seulement, crains les excès de la Saint-Barthélémy. Quelle drogue que ce Charles IX, hé, bonhomme? Tu t’en moques? Et moi donc! Voilà le fait: il n’y avait pas plus de mari que dans le creux de ma main.
Tout cela était dit d’un ton de grave goguenardise. Notre jeune Alsacien était un esprit sérieux, s’il en fut, prenant les mots pour ce qu’ils valent et qui n’avait pu s’habituer encore à l’argot bizarre, destiné à remplacer décidément la langue de Bossuet pour l’usage du petit Paris. Il écoutait, bouche béante, toutes ces incohérences. Néanmoins, l’idée ne lui vint point que son compagnon eût perdu le sens. Sa naïveté n’était pas sans clairvoyance. Il songea que cette route déserte était bonne à cacher un meurtre. Il eut réellement peur. Le dernier mot de M. Lecoq, surtout, le fit frissonner. Vaguement, il avait conscience d’être entré trop avant dans un dangereux secret.
C’était un chemin creux où l’aube naissante glissait quelques lueurs grises par-dessus deux haies énormes. J.-B. Schwartz regardait son camarade du coin de l’œil. En cas de bataille, les parieurs n’auraient pas été pour J.-B. Schwartz, dont la taille grêle faisait ressortir la riche carrure de son voisin; mais à bien considérer cette figure aiguë, cette prunelle inquiète et perçante, notre Alsacien n’était pas non plus de ceux qui se laissent étrangler comme des poulets.
M. Lecoq se tourna brusquement vers J.-B. Schwartz et le regarda de haut en bas. Il était de bonne humeur; la mine du jeune Alsacien le fit éclater de rire.
– Hé! Jean-Baptiste! s’écria-t-il, vous avez l’air d’un homme qui se dit: Je serais bien contrarié si on me brûlait la cervelle. Il y a comme ça de mauvaises histoires, pas vrai, dans les journaux?… Tiens, tiens! bonhomme! s’interrompit-il en le considérant avec attention, tu te défendrais un petit peu, oui! Où en étions-nous? Au mari? Non à l’Être suprême. L’Être suprême, c’est comme qui dirait le directeur de la grande loterie. Ça vous amuserait-il d’avoir un quine, Jean-Baptiste?
L’œil de Schwartz s’était assuré sous le regard du commis voyageur. Il resta froid et répondit avec calme:
– C’est selon, monsieur Lecoq.
– Tiens, tiens! fit encore celui-ci. Vaudrais-tu la peine qu’on te parle en bon français, Jean-Baptiste?
– Non, répondit Schwartz résolument. Si vous avez fait un mauvais coup, je ne veux pas le savoir.
– Superbe! grommela le commis voyageur. Ils sont tous les mêmes. Eh bien! bonhomme, il y avait un mari, là! Es-tu content?
– Oui, répliqua Schwartz. Vous m’avez promis cent francs, parce que je vous ai rendu service pour le cas où le mari vous inquiéterait.
– Juste… et je t’en donne mille, Jean-Baptiste.
Il tenait un billet de banque de pareille somme entre l’index et le pouce.
Les paupières de J.-B. Schwartz battirent. Il était très pâle. Il demanda tout bas:
– Pourquoi me donnez-vous mille francs?
M. Lecoq allongea un joyeux coup de fouet au petit breton et répondit:
– Tu es curieux, hé! Vas-tu me chercher dispute?
– Je veux savoir! dit lentement J.-B. Schwartz.
M. Lecoq l’examinait avec une attention croissante.
– Drôle d’animal que cette espèce-là! pensa-t-il.
– Tu mens, Jean-Baptiste. Tu n’as qu’une envie, c’est de ne pas savoir.
Il ajouta tout haut:
– Qu’avez-vous fait cette nuit, monsieur Lecoq? balbutia notre jeune Alsacien, au front de qui perlaient des gouttes de sueur.
– Le vin, le jeu, les belles… commença Lecoq en haussant les épaules. Mais il s’interrompit brusquement pour dire d’un ton tranchant et déterminé:
– Descends, bonhomme. Nous avons assez causé: notre chemin n’est pas le même.
Il arrêta court la voiture et J.-B. Schwartz mit pied à terre avec un manifeste empressement.
– Jean-Baptiste, reprit M. Lecoq non sans une sorte de courtoisie, je suis content de vous. Peut-être que nous nous reverrons. Vous êtes un mâle, bonhomme, à votre façon, c’est certain. Vous m’avez rendu un service de mille francs, je ne suis pas dans le cas de vous rien devoir: voici vos mille francs, nous sommes quittes.
Comme le jeune Schwartz, debout et immobile près de la voiture, ne tendait point la main, il lâcha le billet de banque qui tomba à terre après avoir voltigé.
– C’est bon, poursuivit-il, retrouvant un mouvement d’ironie, on le ramassera quand je vais être parti. On est dans une position délicate… honnête, ça ne fait pas de doute… Mais on a menti au commissaire de police… et, si les choses tournaient mal, on recevrait une invitation portée par les gendarmes.
La colère s’alluma dans les yeux de Schwartz; M. Lecoq continua en riant:
– Je ne suis pas méchant: il y a un mari, Jean-Baptiste. Voici l’ordre et la marche, mon garçon: allez votre chemin tout droit sans vous retourner, c’est le moyen de ne pas voir ce qui se passe par-derrière. Vous savez le proverbe, hé? Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Bouchez-vous les oreilles pour avoir l’esprit en repos. Si vous êtes sage, vous tripoterez votre petit argent comme un ange. Si vous n’êtes pas sage, vous aurez d’un côté le parquet, de l’autre moi et mes copains qui ont étudié avec moi, je vous en préviens, à un drôle de collège. Tu as deux cordes au cou, Jean-Baptiste, hé! À l’avantage!
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