Au troisième acte, les banquises des mers polaires, grand panorama mouvant, animé par des ours blancs naturels. Au quatrième, le ballet des tueurs de tigres avec lumière voltaïque et enlèvement d’un ballon. Au septième tableau, embrasement général de la forêt. Les critiques sérieux pariaient pour un monstrueux succès tout le long du boulevard, en déplorant néanmoins les voies funestes où l’art s’égare depuis le décès prématuré de Voltaire.
Avant le lever du rideau
À l’orchestre, une société choisie faisait salon bruyamment.
– Je ne sais pas, dit Cabiron le lanceur d’affaires, comment ils ont placé des Indiens anthropophages dans une pièce éminemment parisienne.
– Il y a de tout à Paris, répliqua Alavoy. Quand on pense que nous avons déjeuné vingt fois chez ce colonel!
– Fra Diavolo! une bourde audacieuse!
– Ma parole d’honneur sacrée! s’écria Cotentin de la Lourdeville, j’ai vu le fameux scapulaire entre les mains de ce cher M. Maynotte. Le nom y était en toutes lettres: Fra Diavolo. Et les dates des batailles… ça et ça… Il avait eu le pape prisonnier dans l’Apennin, ce coquin-là! Son vrai nom était Michel Pozza ou Bozza; il avait déjà été pendu à Naples, comme chef de la Camorra, en 1806. Je ne me repens pas d’avoir prononcé quelques paroles bien senties sur sa tombe, parce que, en définitive, c’est un personnage historique.
– Fra Diavolo! rue Thérèse! murmura Mme Touban, coiffée de plumages. Comme c’est croyable!
Sensitive fredonna:
Voyez sur cette roche,
Ce brave à l’œil fier et hardi.
Son mousquet est auprès de lui
C’est son meilleur ami.
– Il n’avait pas l’air de ça, dit Alavoy.
– La Marseillaise ! cria-t-on du paradis.
– Si la maison Schwartz était tombée, dit M. Tourangeau, adjoint, qui occupait avec sa société des places de pourtour, c’aurait été une mauvaise affaire pour tout ce pays-ci.
– Tombée! s’écria Mme Blot. Pourquoi? Parce que le baron a reçu un coup de pistolet en défendant sa caisse… à ce qu’on dit, car l’ancien mari de sa femme avait bien des raisons pour lui chercher une querelle d’Allemand…
– La maison, fit observer M. Champion, remarquable par sa bonne mine, semble prendre, au contraire, un plus conséquent essor depuis que M. Michel et M. Maurice y apportent, respectivement, dans une direction éclairée, le fruit de leurs études classiques.
– En voilà un qui a fait un beau rêve! risqua Céleste timidement, M. Michel!
Oh! combien celle-ci était déchue depuis le nocturne et sentimental voyage de Versailles! Il faut bien le dire: elle avait trouvé maître Léonide Denis plein de santé, et les yeux de M. Champion s’étaient enfin ouverts. Rendu prudent et adroit par l’habitude de la pêche, M. Champion n’avait point fait d’éclat, mais Céleste était traitée avec rigueur dans l’intérieur de son ménage. Elle pleurait bien souvent, se disant: «Si encore j’étais coupable!»
À droite et à gauche, premier étage, il y avait deux loges entièrement grillées qui se faisaient face.
Aux secondes galeries, M. Pattu, ancien officier de la marine, accompagnait la reine Lampion dont la toilette faisait mal aux yeux. Par suite du décès de l’entreprise des bateaux-postes, M. Pattu était rentré dans la vie privée. Il administrait en qualité de prince conjoint, l’estaminet de L’Épi-Scié.
Après une petite secousse, causée par une descente, de police qui suivit la catastrophe de l’hôtel Schwartz, l’estaminet de L’Épi-Scié avait repris le courant de ses affaires, et ce bel établissement était aujourd’hui plus prospère que jamais. M. Pattu et la reine échangeaient de nombreux sourires à la ronde. Le titre de la pièce intéressait leur clientèle qui était amplement représentée à tous les étages de la salle.
Au paradis, vous eussiez reconnu Échalot, seul et sans Similor. Saladin n’était ni sur son dos ni sous son bras. Quelque malheur! La tête d’Échalot pendait sur sa poitrine et il avait des larmes plein les yeux.
Il disait à ses voisins, des railleurs qui riaient de sa peine, imitant le chant du coq, gloussant, sifflant, mordant des pommes et humant avec délices les puanteurs asphyxiantes de cette atmosphère, il disait:
– L’enfant n’était pas né viable, gros comme un rat et avant les neuf mois, qu’il fut l’auteur innocent de la mort de sa mère. Il tenait dans ma casquette, qui devint son premier berceau. J’ai fait pour lui l’apprentissage de nourrice, étant fils naturel d’un ami qui n’a pas de soin et qui l’aurait laissé sans boire. Et maintenant qu’à l’âge de sa troisième année, il débute déjà sur la scène française, car c’est le phénomène vivant de la malice, Similor en profite pour avoir ses entrées et les quinze sous d’appointements qu’on me refuse à la porte sévèrement comme un chien enragé; et que je suis réduit à payer ma place pour jouir de ses débuts de loin, sans pouvoir le presser sur mon cœur au moment du succès!
Il fondait en eau et faisait la joie de ses voisins. Trois coups sont frappés derrière la toile qui frémit: le chef d’orchestre lève son archet comme une épée exécutant la parade de prime. Un redoutable accord mineur éclate: musique imitative qui s’en révèle à la couleur du titre.
– À bas les chapeaux! crie le parterre.
– Coupe ta tête, milord!
Et la claque applaudit pour se faire la main.
Prologue – La Vendetta – Le brassard
1 ertableau: la Montagne. – Fra Diavolo et ses bandits sont campés dans des lieux déserts. Cent figurants, paysans, paysannes, soldats du pape prisonniers, bohémiens, etc., emplissent le décor dû au pinceau de quelqu’un. On a incendié le château. Rodolfo, le lieutenant de Fra Diavolo, amène la jeune Josepha, fille du seigneur et jure qu’il l’immolera, si elle ne cède pas à sa flamme. Chœur de bandits, musique du chef d’orchestre. Fra Diavolo entre avec fracas et conseille à ses subordonnés d’allier l’astuce à l’audace. Coup de fusil au lointain. On amène un étranger qui doit la vie à la fille de Fra Diavolo. Fasse l’enfer, dit Rodolfo, que nous n’ayons pas à nous repentir de notre clémence! La nuit vient. L’étranger, qui est forgeron, lime ses chaînes et s’enfuit avec Josepha, la fille du seigneur; elle est sa fiancée! Réveil des bandits. Préparatifs de la poursuite, Rodolfo l’avait prévu! Si vous voulez réussir dans vos desseins, dit Fra Diavolo, troublé au milieu de son premier sommeil, unissez, ô mes enfants, la hardiesse à la prudence.
2 etableau: l’intérieur de la maison du jeune forgeron à Poitiers (changement demandé par la censure); Paolo (André) et Josepha, l’ancienne fille du seigneur, travaillent, l’un à repriser un brassard, l’autre à raccommoder des langes de son enfant, car leur union a été féconde. Le fruit est dans son berceau. Nous savons si Saladin est capable de remplir comme il faut ce rôle de l’enfant de carton! Paolo sort pour se rendre chez le plus riche banquier de la ville. Rodolfo entre déguisé en pèlerin. L’angélus sonne. Josepha va chercher la croix de sa mère pour la passer au cou de son enfant. Rodolfo emporte le brassard en disant: «Ô ma vengeance!» Rentrée de Paolo joyeux. Projets d’avenir. On compte l’argent de la tirelire. Arrivée des gendarmes. La caisse du plus riche banquier de la ville a été forcée, et le brassard porte témoignage contre Paolo qui est arrêté. «Il me reste au moins mon enfant!» s’écrie Josepha qui s’évanouit non loin du berceau. Mais Rodolfo entre à pas de loup en murmurant: «Ô ma vengeance!» Il fourre Saladin dans sa poche avec la croix de la mère de sa mère, et s’exhale, pendant que l’orchestre exécute un sombre bourdonnement, analogue à cette circonstance fâcheuse.
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