Méprisant un instant les lois de la perspective, nous nous approcherons du brassard pour examiner de près le mystérieux travail opéré par André Maynotte, à la forge voisine de l’estaminet de L’Épi-Scié, la nuit précédente. Le brassard, monté sur cuir de Cordoue, formant doublure et coussin à l’intérieur, avait été dévissé cette nuit-là, et muni, dans la partie qui protégeait l’avant-bras, d’un triple collier de tiges d’acier, libres et ouvrant avec le plan intérieur du gantelet un angle peu considérable. Au moment où le bras entrait, ces tiges, sollicitées dans le sens de leur pose, se couchaient; mais si le bras voulait sortir, au contraire, ces tiges, prises à rebrousse-poil, hérissaient leurs pointes acérées et mordaient: chaque effort les relevant d’autant et causant à la fois les cent piqûres.
M. Lecoq avait fait des efforts, car le parquet, immédiatement au-dessous de cet étrange appareil, était baigné de sang. Dans le sang et autour du sang, quatre liasses de billets de banque français de mille francs, grosses chacune deux fois comme un exemplaire du monumental Almanach Bottin, gisaient.
C’étaient les billets faux, destinés à devenir la proie de l’association des Habits Noirs, après l’enlèvement des vrais billets par M. Lecoq seul; cet homme ingénieux s’attribuait ainsi la part du lion, tout en ayant l’air d’abandonner à ses frères, comme don de joyeux avènement, la totalité de la capture. Et cette pierre portait deux coups, selon le dogme fondamental de la Merci. Chaque billet faux devenait entre les mains des affiliés un lambeau de la robe de Nessus. L’intérêt de Lecoq, riche désormais et désireux de monter à des niveaux supérieurs, était d’anéantir l’association des Habits Noirs. Il faisait sauter le navire, après s’être mis au large.
L’intérieur de la caisse était bourré de billets: ceux-là sincères et qui devaient hisser M. Lecoq au rang de protecteur d’un prince.
Notez que, sans l’intervention de Trois-Pattes, Lecoq eût accompli d’emblée ce vol hardi et merveilleusement combiné. La maison Schwartz, la police et les Habits Noirs eux-mêmes n’y auraient vu que du feu. Les soupçons, habilement détournés, se seraient portés sur ceux qu’il avait marqués d’avance pour payer à la loi cette nouvelle dette, et le brassard, faux témoin pour la seconde fois, eût fourni un pendant aux débats de la cour d’assises de Caen. Toutes les mesures étaient prises; il savait par cœur cette caisse qu’il avait deux fois brocantée, et qui était son cheval de Troie; il avait le temps; il était passé maître en fait de serrurerie, et il eût été loin déjà, c’est-à-dire se pavanant dans les salons Schwartz, au coup de deux heures, fixé pour l’attaque de Cocotte et de Piquepuce.
Quant au baron, il ne devait s’occuper de sa caisse qu’au moment de partir, c’est-à-dire après le bal.
Et pourquoi partir? M. Lecoq avait fait naître la panique dans un but qui se trouvait atteint. La maison Schwartz possédait d’immenses ressources; l’abandon de son chef pouvait la tuer, mais non un déficit de quatre millions. Lecoq était là pour ressusciter le courage qu’il avait brisé. L’alliance était signée, un avenir nouveau s’ouvrait. Pendant qu’un inextricable procès allait s’entamer, englobant à la fois les Habits Noirs et tous ceux que M. Lecoq voulait perdre, M. Lecoq, dominant cette obscure mêlée à des hauteurs héroïques, manœuvrait sa grande affaire politique et se réservait d’apparaître à quelque solennel instant comme le Deus ex machina.
Il est de justice qu’une certaine latitude soit accordée à quiconque plonge dans les profondeurs du gouffre social pour rendre à la civilisation un signalé service. M. Lecoq, une fois posé en audacieux chevalier errant, s’étant donné mission d’étouffer dans une terrible étreinte l’association des Habits Noirs, avait conquis évidemment ce privilège des Curtius qui ne sont point jugés selon la loi commune. Qui veut la fin veut les moyens. Pour combattre les bandits, il faut entrer dans la forêt. Curtius avait vu le roi; l’opinion commune riait encore de cela, mais elle s’émouvait et parlait; Curtius avait quatre millions de plus qu’hier: Curtius tenait dans sa main la gorge du chef d’une gigantesque maison qu’il pouvait étrangler ou relever, Curtius planait à cent coudées au-dessus de son dangereux passé, et le jeune duc, au profil bourbonien, arrivant sous son aile, muni de titres capables de faire chanceler la plus robuste crédulité, possédant des fidèles au faubourg Saint-Germain, ayant pour lui l’hésitation d’un parti, le prestige d’une tradition, le caprice d’un souverain: tout cela doublé d’or, car Lecoq et le baron Schwartz allaient être d’accord pour jouer leur va-tout sur cette chance féerique; ce jeune duc, disons-nous, comparse en Notre-Dame, était sur le point de passer grand rôle tout d’un coup et d’avoir, en vérité, sa page dans cet autre drame qu’on feuillette avec respect parce qu’il s’appelle l’Histoire…
Seulement, le pied de notre Curtius avait glissé en remontant de l’abîme où l’on gagne l’auréole; il avait nom M. Lecoq comme devant; moins que cela, il avait nom Toulonnais-l’Amitié; ce n’était qu’un vulgaire coquin, puisqu’il n’avait pas réussi, et la lueur pénétrant dans le bureau montrait son visage noir de sang, tandis qu’il se débattait vainement sous le talon d’André Maynotte, appuyé contre sa gorge.
André Maynotte était debout, tenant à la main le couteau qu’il avait arraché aux doigts crispés de Lecoq. Celui-ci, doué de la vigueur et de l’agilité que nous connaissons, et de plus, armé du long stylet corse, avait dû être terrassé par une puissance physique bien terrible, car il gisait sur le parquet comme une masse inerte. Sa face congestionnée, marbrée de noir et livide, était effrayante à voir. Ce n’était plus ce faiseur fanfaron, moqueur, effronté, rondement cynique, et ne manquant même point d’une certaine gaieté brutale. Le masque avait glissé sur le visage de l’Ajax des Habits Noirs. Le masque tombé laissait voir l’épilepsie enragée d’un scélérat vaincu.
Son poignet droit portait les traces sanglantes du brassard, sa chemise déchirée montrait à son cou les deux énormes meurtrissures qui l’avaient jeté bas après une lutte de quelques secondes. Il ne bougeait plus; ses mains convulsives semblaient adhérer au parquet où ses ongles s’enfonçaient; le souffle sortait pénible et sifflant de sa poitrine. Ses yeux demi-fermés disparaissaient dans l’ombre de ses sourcils violemment rapprochés, laissant sourdre par intervalles une lueur rougeâtre. Le pied d’André le tenait cloué au sol.
La série des événements que nous venons de raconter s’était déroulée avec une rapidité si grande qu’au moment où nous montrons l’intérieur du bureau de M. Champion, éclairé par les lumières venant du salon de ce même pêcheur remarquable, les vibrations de la pendule qui avait sonné deux heures étaient encore dans l’air. André jeta un regard vers la porte ouverte, au-delà de laquelle des têtes curieuses se penchaient avidement; il ramena ses yeux sur Lecoq, immobile comme un mort; André se méfiait et veillait.
– Ayez un flambeau, dit-il.
M. Roland prit lui-même une lampe des mains de l’agent le plus proche.
– Que cette porte soit fermée! ajouta André. Vos agents doivent éteindre leurs lumières et attendre en silence: d’autres malfaiteurs viendront se prendre au piège.
Un imperceptible mouvement agita les lèvres de M. Lecoq. Était-ce une lueur d’espoir qui rentrait en lui?
L’ancien commissaire de police obéit comme avait fait le conseiller. On eût dit qu’André Maynotte était ici pour donner des ordres. Il se tenait droit, et, sans le savoir, il gardait en effet l’attitude du commandement: ses yeux brillaient d’un éclat tranquille; sa joue était pâle; ses narines de lion se gonflaient au souffle d’un mystérieux orgueil.
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