ROXANE.
Cet instant d'infini !..
CYRANO, le poussant.
Monte donc, animal !
(Christian s'élance, et par le banc, le feuillage, les piliers, atteint les balustres qu'il enjambe).
CHRISTIAN.
Ah ! Roxane !..
(Il l'enlace et se penche sur ses lèvres).
CYRANO.
Aïe ! au cœur, quel pincement bizarre !
- Baiser, festin d'amour dont je suis le Lazare !
Il me vient dans cette ombre une miette de toi, -
Mais oui, je sens un peu mon cœur qui te reçoit,
Puisque sur cette lèvre où Roxane se leurre
Elle baise les mots que j'ai dits tout à l'heure !
(On entend les théorbes).
Un air triste, un air gai : le capucin !
(Il feint de courir comme s'il arrivait de loin, et d'une voix claire).
Holà !
ROXANE.
Qu'est-ce ?
CYRANO.
Moi. Je passais... Christian est encor là ?
CHRISTIAN, très étonné.
Tiens, Cyrano !
ROXANE.
Bonjour, cousin !
CYRANO.
Bonjour, cousine !
ROXANE.
Je descends !
(Elle disparaît dans la maison. Au fond rentre le capucin).
CHRISTIAN, l'apercevant.
Oh ! encor !
(Il suit Roxane).
Scène XI
Cyrano, Christian, Roxane, le capucin, Ragueneau.
LE CAPUCIN.
C'est ici, - je m'obstine -
Magdeleine Robin !
CYRANO.
Vous aviez dit : Ro- lin .
LE CAPUCIN.
Non : Bin . B, i, n, bin !
ROXANE, paraissant sur le seuil de la maison, suivie de Ragueneau qui porte une lanterne, et de Christian.
Qu'est-ce ?
LE CAPUCIN.
Une lettre.
CHRISTIAN.
Hein ?
LE CAPUCIN, à Roxane.
Oh ! il ne peut s'agir que d'une sainte chose !
C'est un digne seigneur qui...
ROXANE, à Christian.
C'est De Guiche !
CHRISTIAN.
Il ose ?..
ROXANE.
Oh ! mais il ne va pas m'importuner toujours !
(Décachetant la lettre).
Je t'aime, et si...
(À la lueur de la lanterne de Ragueneau, elle lit, à l'écart, à voix basse).
« Mademoiselle,
Les tambours
Battent ; mon régiment boucle sa soubreveste ;
Il part ; moi, l'on me croit déjà parti : je reste.
Je vous désobéis. Je suis dans ce couvent.
Je vais venir, et vous le mande auparavant
Par un religieux simple comme une chèvre
Qui ne peut rien comprendre à ceci. Votre lèvre
M'a trop souri tantôt : j'ai voulu la revoir.
Éloignez un chacun, et daignez recevoir
L'audacieux déjà pardonné, je l'espère,
Qui signe votre très... et cætera... »
(Au capucin).
Mon Père,
Voici ce que me dit cette lettre. Écoutez.
(Tous se rapprochent, elle lit à haute voix).
« Mademoiselle,
Il faut souscrire aux volontés
Du cardinal, si dur que cela vous puisse être.
C'est la raison pourquoi j'ai fait choix, pour remettre
Ces lignes en vos mains charmantes, d'un très saint,
D'un très intelligent et discret capucin ;
Nous voulons qu'il vous donne, et dans votre demeure,
La bénédiction
(Elle tourne la page).
nuptiale sur l'heure.
Christian doit en secret devenir votre époux ;
Je vous l'envoie. Il vous déplaît. Résignez-vous.
Songez bien que le ciel bénira votre zèle,
Et tenez pour tout assuré, Mademoiselle,
Le respect de celui qui fut et qui sera
Toujours votre très humble et très... et cætera. »
LE CAPUCIN, rayonnant.
Digne seigneur !.. Je l'avais dit. J'étais sans crainte !
Il ne pouvait s'agir que d'une chose sainte !
ROXANE, bas à Christian.
N'est-ce pas que je lis très bien les lettres ?
CHRISTIAN.
Hum !
ROXANE, haut, avec désespoir.
Ah !.. c'est affreux !
LE CAPUCIN, qui a dirigé sur Cyrano la clarté de sa lanterne.
C'est vous ?
CHRISTIAN.
C'est moi !
LE CAPUCIN, tournant la lumière vers lui, et, comme si un doute lui venait, en voyant sa beauté.
Mais...
ROXANE, vivement.
Post-scriptum.
« Donnez pour le couvent cent vingt pistoles. »
LE CAPUCIN.
Digne,
Digne seigneur !
(À Roxane).
Résignez-vous !
ROXANE, en martyre.
Je me résigne !
(Pendant que Ragueneau ouvre la porte au capucin que Christian invite à entrer, elle dit bas à Cyrano).
Vous, retenez ici De Guiche ! Il va venir !
Qu'il n'entre pas tant que...
CYRANO.
Compris !
(Au capucin).
Pour les bénir
Il vous faut ?..
LE CAPUCIN.
Un quart d'heure.
CYRANO, les poussant tous vers la maison.
Allez ! moi, je demeure !
ROXANE, à Christian.
Viens !..
(Ils entrent).
Scène XII
Cyrano, seul.
CYRANO.
Comment faire perdre à De Guiche un quart d'heure.
(Il se précipite sur le banc, grimpe au mur, vers le balcon).
Là !.. Grimpons !.. J'ai mon plan !..
(Les théorbes se mettent à jouer une phrase lugubre).
Ho ! c'est un homme !
(Le trémolo devient sinistre).
Ho ! ho !
Cette fois, c'en est un !..
(Il est sur le balcon, il rabaisse son feutre sur ses yeux, ôte son épée, se drape dans sa cape, puis se penche et regarde au dehors).
Non, ce n'est pas trop haut !..
(Il enjambe les balustres et attirant à lui la longue branche d'un des arbres qui débordent le mur du jardin, il s'y accroche des deux mains, prêt à se laisser tomber).
Je vais légèrement troubler cette atmosphère !..
Scène XIII
Cyrano, De Guiche.
DE GUICHE, qui entre, masqué, tâtonnant dans la nuit.
Qu'est-ce que ce maudit capucin peut bien faire ?
CYRANO.
Diable ! et ma voix ?.. S'il la reconnaissait ?
(Lâchant d'une main, il a l'air de tourner une invisible clef).
Cric ! crac !
(Solennellement).
Cyrano, reprenez l'accent de Bergerac !..
DE GUICHE, regardant la maison.
Oui, c'est là. J'y vois mal. Ce masque m'importune !
(Il va pour entrer, Cyrano saute du balcon en se tenant à la branche, qui plie, et le dépose entre la porte et De Guiche ; il feint de tomber lourdement, comme si c'était de très haut, et s'aplatit par terre, où il reste immobile, comme étourdi. De Guiche fait un bond en arrière).
Hein ? quoi ?
(Quand il lève les yeux, la branche s'est redressée ; il ne voit que le ciel ; il ne comprend pas).
D'où tombe donc cet homme ?
CYRANO, se mettant sur son séant, et avec l'accent de Gascogne.
De la lune !
DE GUICHE.
De la ?..
CYRANO, d'une voix de rêve.
Quelle heure est-il ?
DE GUICHE.
N'a-t-il plus sa raison ?
CYRANO.
Quelle heure ? Quel pays ? Quel jour ? Quelle saison ?
DE GUICHE.
Mais...
CYRANO.
Je suis étourdi !
DE GUICHE.
Monsieur...
CYRANO.
Comme une bombe
Je tombe de la lune !
DE GUICHE, impatienté.
Ah çà ! Monsieur !
CYRANO, se relevant, d'une voix terrible.
J'en tombe !
DE GUICHE, reculant.
Soit ! soit ! vous en tombez !.. c'est peut-être un dément !
CYRANO, marchant sur lui.
Et je n'en tombe pas métaphoriquement !..
DE GUICHE.
Mais...
CYRANO.
Il y a cent ans, ou bien une minute,
- J'ignore tout à fait ce que dura ma chute ! -
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