Je vous dis que la croche est triple, triple sot !
PREMIER PAGE, ironique.
Vous savez donc, Monsieur, si les croches sont triples ?
CYRANO.
Je suis musicien, comme tous les disciples
De Gassendi !
LE PAGE, jouant et chantant.
La ! la !
CYRANO, lui arrachant le théorbe et continuant la phrase musicale.
Je peux continuer !..
La ! la ! la ! la !
ROXANE, paraissant sur le balcon.
C'est vous ?
CYRANO, chantant sur l'air qu'il continue.
Moi qui viens saluer
Vos lys, et présenter mes respects à vos ro... ses !
ROXANE.
Je descends !
(Elle quitte le balcon).
LA DUÈGNE, montrant les pages.
Qu'est-ce donc que ces deux virtuoses ?
CYRANO.
C'est un pari que j'ai gagné sur d'Assoucy.
Nous discutions un point de grammaire. - Non ! - Si ! -
Quand soudain me montrant ces deux grands escogriffes
Habiles à gratter les cordes de leurs griffes,
Et dont il fait toujours son escorte, il me dit.
« Je te parie un jour de musique ! » Il perdit.
Jusqu'à ce que Phœbus recommence son orbe,
J'ai donc sur mes talons ces joueurs de théorbe,
De tout ce que je fais harmonieux témoins !..
Ce fut d'abord charmant, et ce l'est déjà moins.
(Aux musiciens).
Hep !.. Allez de ma part jouer une pavane
À Montfleury !..
(Les pages remontent pour sortir. - À la duègne).
Je viens demander à Roxane
Ainsi que chaque soir...
(Aux pages qui sortent).
Jouez longtemps, - et faux !
(À la duègne).
... Si l'ami de son âme est toujours sans défauts ?
ROXANE, sortant de la maison.
Ah ! qu'il est beau, qu'il a d'esprit, et que je l'aime !
CYRANO, souriant.
Christian a tant d'esprit ?..
ROXANE.
Mon cher, plus que vous-même !
CYRANO.
J'y consens.
ROXANE.
Il ne peut exister à mon goût
Plus fin diseur de ces jolis riens qui sont tout.
Parfois il est distrait, ses Muses sont absentes ;
Puis, tout à coup, il dit des choses ravissantes !
CYRANO, incrédule.
Non ?
ROXANE.
C'est trop fort ! Voilà comme les hommes sont.
Il n'aura pas d'esprit puisqu'il est beau garçon !
CYRANO.
Il sait parler du cœur d'une façon experte ?
ROXANE.
Mais il n'en parle pas, Monsieur, il en disserte !
CYRANO.
Il écrit ?
ROXANE.
Mieux encor ! Écoutez donc un peu.
(Déclamant).
« Plus tu me prends de cœur, plus j'en ai !.. »
(Triomphante, à Cyrano).
Hé ! bien ?
CYRANO.
Peuh !..
ROXANE.
Et ceci : « Pour souffrir, puisqu'il m'en faut un autre,
Si vous gardez mon cœur, envoyez-moi le vôtre ! »
CYRANO.
Tantôt il en a trop et tantôt pas assez.
Qu'est-ce au juste qu'il veut, de cœur ?..
ROXANE, frappant du pied.
Vous m'agacez !
C'est la jalousie...
CYRANO, tressaillant.
Hein !..
ROXANE.
... d'auteur qui vous dévore !
- Et ceci, n'est-il pas du dernier tendre encore ?
« Croyez que devers vous mon cœur ne fait qu'un cri,
Et que si les baisers s'envoyaient par écrit,
Madame, vous liriez ma lettre avec les lèvres !.. »
CYRANO, souriant malgré lui de satisfaction.
Ha ! ha ! ces lignes-là sont... hé ! hé !
(Se reprenant et avec dédain).
mais bien mièvres !
ROXANE.
Et ceci...
CYRANO, ravi.
Vous savez donc ses lettres par cœur ?
ROXANE.
Toutes !
CYRANO, frisant sa moustache.
Il n'y a pas à dire : c'est flatteur !
ROXANE.
C'est un maître !
CYRANO, modeste.
Oh !.. un maître !..
ROXANE, péremptoire.
Un maître !..
CYRANO, saluant.
Soit !.. un maître !
LA DUÈGNE, qui était remontée, redescendant vivement.
Monsieur de Guiche !
(À Cyrano, le poussant vers la maison).
Entrez !.. car il vaut mieux, peut-être,
Qu'il ne vous trouve pas ici ; cela pourrait
Le mettre sur la piste...
ROXANE, à Cyrano.
Oui, de mon cher secret !
Il m'aime, il est puissant, il ne faut pas qu'il sache !
Il peut dans mes amours donner un coup de hache !
CYRANO, entrant dans la maison.
Bien ! bien ! bien !
(De Guiche paraît).
Scène II
Roxane, De Guiche, la duègne, à l'écart.
ROXANE, à De Guiche, lui faisant une révérence.
Je sortais.
DE GUICHE.
Je viens prendre congé.
ROXANE.
Vous partez ?
DE GUICHE.
Pour la guerre.
ROXANE.
Ah !
DE GUICHE.
Ce soir même.
ROXANE.
Ah !
DE GUICHE.
J'ai
Des ordres. On assiège Arras.
ROXANE.
Ah !.. on assiège ?..
DE GUICHE.
Oui... Mon départ a l'air de vous laisser de neige.
ROXANE, poliment.
Oh !..
DE GUICHE.
Moi, je suis navré. Vous reverrai-je ?.. Quand ?
- Vous savez que je suis nommé mestre de camp ?
ROXANE, indifférente.
Bravo.
DE GUICHE.
Du régiment des gardes.
ROXANE, saisie.
Ah ? des gardes ?
DE GUICHE.
Où sert votre cousin, l'homme aux phrases vantardes.
Je saurai me venger de lui, là-bas.
ROXANE, suffoquée.
Comment !
Les gardes vont là-bas ?
DE GUICHE, riant.
Tiens ! c'est mon régiment !
ROXANE, tombant assise sur le banc, - à part.
Christian !
DE GUICHE.
Qu'avez-vous ?
ROXANE, toute émue.
Ce... départ... me désespère !
Quand on tient à quelqu'un, le savoir à la guerre !
DE GUICHE, surpris et charmé.
Pour la première fois me dire un mot si doux,
Le jour de mon départ !
ROXANE, changeant de ton et s'éventant.
Alors, - vous allez vous
Venger de mon cousin ?..
DE GUICHE, souriant.
On est pour lui ?
ROXANE.
Non, - contre !
DE GUICHE.
Vous le voyez ?
ROXANE.
Très peu.
DE GUICHE.
Partout on le rencontre
Avec un des cadets...
(Il cherche le nom).
ce Neu... villen... viller...
ROXANE.
Un grand ?
DE GUICHE.
Blond.
ROXANE.
Roux.
DE GUICHE.
Beau !..
ROXANE.
Peuh !
DE GUICHE.
Mais bête.
ROXANE.
Il en a l'air !
(Changeant de ton).
... Votre vengeance envers Cyrano ? - c'est peut-être
De l'exposer au feu, qu'il adore ?.. Elle est piètre !
Je sais bien, moi, ce qui lui serait sanglant !
DE GUICHE.
C'est ?..
ROXANE.
Mais si le régiment, en partant, le laissait
Avec ses chers cadets, pendant toute la guerre,
À Paris, bras croisés !.. C'est la seule manière,
Un homme comme lui, de le faire enrager.
Vous voulez le punir ? privez-le de danger.
DE GUICHE.
Une femme ! une femme ! il n'y a qu'une femme
Pour inventer ce tour !
ROXANE.
Il se rongera l'âme,
Et ses amis les poings, de n'être pas au feu.
Et vous serez vengé !
DE GUICHE, se rapprochant.
Vous m'aimez donc un peu ?
(Elle sourit).
Je veux voir dans ce fait d'épouser ma rancune
Une preuve d'amour, Roxane !..
ROXANE.
C'en est une.
DE GUICHE, montrant plusieurs plis cachetés.
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