Scène IX
Cyrano, Le Bret, les cadets, Christian de Neuvillette.
UN CADET, assis à une table du fond, le verre en main.
Hé ! Cyrano !
(Cyrano se retourne).
Le récit ?
CYRANO.
Tout à l'heure !
(Il remonte au bras de Le Bret. Ils causent bas).
LE CADET, se levant, et descendant.
Le récit du combat ! Ce sera la meilleure
Leçon
(Il s'arrête devant la table où est Christian).
pour ce timide apprentif !
CHRISTIAN, levant la tête.
Apprentif ?
UN AUTRE CADET.
Oui, septentrional maladif !
CHRISTIAN.
Maladif ?
PREMIER CADET, goguenard.
Monsieur de Neuvillette, apprenez quelque chose.
C'est qu'il est un objet, chez nous, dont on ne cause
Pas plus que de cordon dans l'hôtel d'un pendu !
CHRISTIAN.
Qu'est-ce ?
UN AUTRE CADET, d'une voix terrible.
Regardez-moi !
(Il pose trois fois, mystérieusement, son doigt sur son nez).
M'avez-vous entendu ?
CHRISTIAN.
Ah ! c'est le...
UN AUTRE.
Chut !.. jamais ce mot ne se profère !
(Il montre Cyrano qui cause au fond avec Le Bret).
Ou c'est à lui, là-bas, que l'on aurait affaire !
UN AUTRE, qui, pendant qu'il était tourné vers les premiers, est venu sans bruit s'asseoir sur la table, dans son dos.
Deux nasillards par lui furent exterminés
Parce qu'il lui déplut qu'ils parlassent du nez !
UN AUTRE, d'une voix caverneuse, - surgissant de sous la table où il s'est glissé à quatre pattes.
On ne peut faire, sans défuncter avant l'âge,
La moindre allusion au fatal cartilage !
UN AUTRE, lui posant la main sur l'épaule.
Un mot suffit ! Que dis-je, un mot ? Un geste, un seul !
Et tirer son mouchoir, c'est tirer son linceul !
(Silence. Tous autour de lui, les bras croisés, le regardent. Il se lève et va à Carbon de Castel-Jaloux qui, causant avec un officier, a l'air de ne rien voir).
CHRISTIAN.
Capitaine !
CARBON, se retournant et le toisant.
Monsieur ?
CHRISTIAN.
Que fait-on quand on trouve
Des Méridionaux trop vantards ?..
CARBON.
On leur prouve
Qu'on peut être du Nord, et courageux.
(Il lui tourne le dos).
CHRISTIAN.
Merci.
PREMIER CADET, à Cyrano.
Maintenant, ton récit !
TOUS.
Son récit !
CYRANO, redescendant vers eux.
Mon récit ?..
(Tous rapprochent leurs escabeaux, se groupent autour de lui, tendent le col. Christian s'est mis à cheval sur une chaise).
Eh bien ! donc je marchais tout seul, à leur rencontre.
La lune, dans le ciel, luisait comme une montre,
Quand soudain, je ne sais quel soigneux horloger
S'étant mis à passer un coton nuager
Sur le boîtier d'argent de cette montre ronde,
Il se fit une nuit la plus noire du monde,
Et les quais n'étant pas du tout illuminés,
Mordious ! on n'y voyait pas plus loin...
CHRISTIAN.
Que son nez.
(Silence. Tout le monde se lève lentement. On regarde Cyrano avec terreur. Celui-ci s'est interrompu, stupéfait. Attente).
CYRANO.
Qu'est-ce que c'est que cet homme-là ?
UN CADET, à mi-voix.
C'est un homme
Arrivé ce matin.
CYRANO, faisant un pas vers Christian.
Ce matin ?
CARBON, à mi-voix.
Il se nomme
Le baron de Neuvil...
CYRANO, vivement, s'arrêtant.
Ah ! c'est bien...
(Il pâlit, rougit, a encore un mouvement pour se jeter sur Christian).
Je...
(Puis, il se domine, et dit d'une voix sourde).
Très bien...
(Il reprend).
Je disais donc...
(Avec un éclat de rage dans la voix).
Mordious !..
(Il continue d'un ton naturel).
que l'on n'y voyait rien.
(Stupeur. On se rassied en se regardant).
Et je marchais, songeant que pour un gueux fort mince
J'allais mécontenter quelque grand, quelque prince,
Qui m'aurait sûrement...
CHRISTIAN.
Dans le nez...
(Tout le monde se lève. Christian se balance sur sa chaise).
CYRANO, d'une voix étranglée.
Une dent, -
Qui m'aurait une dent... et qu'en somme, imprudent,
J'allais fourrer...
CHRISTIAN.
Le nez...
CYRANO.
Le doigt... entre l'écorce
Et l'arbre, car ce grand pouvait être de force
À me faire donner...
CHRISTIAN.
Sur le nez...
CYRANO, essuyant la sueur à son front.
Sur les doigts.
- Mais j'ajoutai : Marche, Gascon, fais ce que dois !
Va, Cyrano ! Et ce disant, je me hasarde,
Quand, dans l'ombre, quelqu'un me porte...
CHRISTIAN.
Une nasarde.
CYRANO.
Je la pare, et soudain me trouve...
CHRISTIAN.
Nez à nez...
CYRANO, bondissant vers lui.
Ventre-Saint-Gris !
(Tous les Gascons se précipitent pour voir ; arrivé sur Christian, il se maîtrise et continue).
avec cent braillards avinés
Qui puaient...
CHRISTIAN.
À plein nez...
CYRANO, blême et souriant.
L'oignon et la litharge !
Je bondis, front baissé...
CHRISTIAN.
Nez au vent !
CYRANO.
et je charge !
J'en estomaque deux ! J'en empale un tout vif !
Quelqu'un m'ajuste : Paf ! et je riposte...
CHRISTIAN.
Pif !
CYRANO, éclatant.
Tonnerre ! Sortez tous !
(Tous les cadets se précipitent vers les portes).
PREMIER CADET.
C'est le réveil du tigre !
CYRANO.
Tous ! Et laissez-moi seul avec cet homme !
DEUXIÈME CADET.
Bigre !
On va le retrouver en hachis !
RAGUENEAU.
En hachis ?
UN AUTRE CADET.
Dans un de vos pâtés !
RAGUENEAU.
Je sens que je blanchis,
Et que je m'amollis comme une serviette !
CARBON.
Sortons !
UN AUTRE.
Il n'en va pas laisser une miette !
UN AUTRE.
Ce qui va se passer ici, j'en meurs d'effroi !
UN AUTRE, refermant la porte de droite.
Quelque chose d'épouvantable !
(Ils sont tous sortis, - soit par le fond, soit par les côtés, - quelques-uns ont disparu par l'escalier. Cyrano et Christian restent face à face, et se regardent un moment).
Scène X
Cyrano, Christian.
CYRANO.
Embrasse-moi !
CHRISTIAN.
Monsieur...
CYRANO.
Brave.
CHRISTIAN.
Ah çà ! mais !..
CYRANO.
Très brave. Je préfère.
CHRISTIAN.
Me direz-vous ?..
CYRANO.
Embrasse-moi. Je suis son frère.
CHRISTIAN.
De qui ?
CYRANO.
Mais d'elle !
CHRISTIAN.
Hein ?..
CYRANO.
Mais de Roxane !
CHRISTIAN, courant à lui.
Ciel !
Vous, son frère ?
CYRANO.
Ou tout comme : un cousin fraternel.
CHRISTIAN.
Elle vous a ?..
CYRANO.
Tout dit !
CHRISTIAN.
M'aime-t-elle ?
CYRANO.
Peut-être !
CHRISTIAN, lui prenant les mains.
Comme je suis heureux, Monsieur, de vous connaître !
CYRANO.
Voilà ce qui s'appelle un sentiment soudain.
CHRISTIAN.
Pardonnez-moi...
CYRANO, le regardant, et lui mettant la main sur l'épaule.
C'est vrai qu'il est beau, le gredin !
CHRISTIAN.
Si vous saviez, Monsieur, comme je vous admire !
CYRANO.
Mais tous ces nez que vous m'avez...
CHRISTIAN.
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