il semble plus séant de ne pas en parler.
Tous ceux qui, dans ce temps, se trouvaient en état
de s’armer, depuis Mars jusqu’à Saint Jean-Baptiste,
des vivants d’à présent n’étaient que le cinquième [212];
mais le commun du peuple, où maintenant se mêlent
les gens de Castaldo, de Campi, de Figline [213],
était alors très pur jusqu’au moindre artisan.
Oh! qu’il eût mieux valu n’être que les voisins
de ces gens que j’ai dit, et fixer vos confins
en deçà de Galuzze et de Trespiano [214],
que de les accepter, souffrant la puanteur
du vilain d’Aguglion, ou de celui de Signe
dont l’œil déjà perçant promet les vols futurs [215]!
Et si le plus pourri des états des humains
ne s’était pas montré marâtre pour César [216],
mais une mère aimant son fils avec tendresse,
tel devient Florentin et commerce et trafique,
qui n’aurait pas quitté son bouge à Semifonte,
où jadis son aïeul mendiait pour son pain [217].
Montemurlo serait toujours aux mains des comtes [218];
au doyenné d’Acone on verrait les Cerchi [219],
et les Buondelmonti peut-être à Valdigrieve [220].
Car la confusion de tous ces habitants
fut le commencement des maux de la cité,
comme de ceux du corps l’aliment superflu:
le taureau qui voit mal tombe plus pesamment
que l’agneau né sans yeux [221]; et souvent une épée
taille plus et fend mieux que cinq qu’on met ensemble.
Tu n’as qu’à regarder Urbisaglia, Luni
disparaître du monde, et comment derrière elles
Chiusi, Sinigaglia suivent la même route [222];
et d’entendre comment s’éteignent les familles
ne te paraîtra plus étrange et difficile,
si toute une cité peut disparaître ainsi.
Enfin, toutes vos choses conduisent à la mort,
vous y menant aussi, lorsqu’elles durent plus;
vous ne le voyez pas, mais la vie, elle, est brève.
Comme le ciel lunaire avec son mouvement
recouvre et met à nu sans cesse les rivages,
ainsi fait la Fortune avec ceux de Florence.
On ne devrait donc pas tenir pour surprenant
ce que je te dirai des Florentins illustres
dont le temps obscurcit la réputation.
Oui, je les ai tous vus, Ughi, Catellini,
Ormanni, Filippi, Greci, Alberichi,
illustres citoyens, déjà sur le déclin;
et j’ai vu les maisons aussi grandes qu’anciennes
de ceux de Sannella, comme de ceux d’Arca,
Ardinghi, Botichi et Soldanieri.
À côté de la porte à présent accablée
par l’autre iniquité [223], qui lui pèse si lourd
qu’elle fera bientôt crouler toute la barque,
étaient les Ravignan, desquels sont descendus
tous ceux qui par la suite, avec le comte Guide,
ont hérité le nom du grand Bellincioni [224].
Déjà Délia Pressa connaissait à merveille
l’art du gouvernement, et les Galigaï
portaient déjà la garde et le pommeau dorés [225].
La colonne du Vair était alors bien grande [226],
Sacchetti, Ginocchi, Fifanti, Barucci,
Galli, comme tous ceux qu’un boisseau fait rougir [227].
La source où sont venus plus tard les Calfucci
était grande, et déjà l’on mettait les Sizi
et les Arigucci sur la chaise curule [228].
Qu’ils étaient grands alors, ceux que leur vanité
a fait tomber depuis [229]! Alors les boules d’or
parmi les plus hauts faits accompagnaient Florence [230].
Ainsi se sont conduits les pères de ceux-là
qui, dès que votre église est vacante à présent,
préfèrent s’engraisser aux dépens du chapitre [231].
L’outrecuidant lignage acharné d’habitude
contre celui qui fuit, et qui devient agneau
dès qu’on lui laisse voir la bourse ou bien les crocs [232],
commençait à monter, mais partait de bien bas;
Ubertin Donato ne s’est pas réjoui
de voir que son beau-père en faisait des parents [233].
Déjà Caponsacco habitait le Marché,
descendant de Fiesole; et les Giuda passaient,
ainsi qu’Infangato, pour de bons citoyens [234].
Je dirai cette chose incroyable, mais vraie:
dans cette étroite enceinte on entrait par la porte
qui rappelait le nom de ceux de la Pera [235].
Et tous les possesseurs des belles armoiries
de l’illustre baron dont à la Saint-Thomas
on célèbre toujours le nom et la valeur [236],
obtinrent la noblesse avec ses privilèges,
bien qu’à présent l’un d’eux s’allie avec le peuple,
oui depuis a brisé ses armes d’un pal d’or [237].
Et les Gualterotti se trouvaient bien en place
et les Importuni [238]; Borgo serait plus calme,
s’il n’eût ouvert la porte à de nouveaux voisins.
Cette maison qui fut la source de vos larmes,
pour la juste fureur qui causa tant de morts,
et devait mettre un terme à votre vie heureuse [239],
était au premier rang, elle et ses alliés;
il était bien mauvais, le conseil, Buondelmonte,
qui t’a fait annuler l’union projetée! [240]
Beaucoup seraient contents, qui pleurent à présent,
si Dieu t’avait laissé dans les flots de l’Ema
dès la première fois que tu vins à la ville [241].
Mais, à ce qui paraît, la pierre mutilée
qui veille sur le pont [242]réclamait de Florence,
sur la fin de sa paix [243], une telle victime.
Or, c’est avec ces gens et bien d’autres pareils
que j’ai connu Florence au sein d’un tel repos,
qu’on n’y trouvait alors de raison pour pleurer;
et c’est avec ces gens que j’ai connu son peuple
si juste et triomphant, qu’on n’a pas vu son lis
traîner dans la poussière au bout de sa bannière,
ni devenir vermeil dans les combats civils.» [244]
Comme l’enfant qui vint demander à Clymène
la vérité sur ce qu’on racontait sur lui [245]
(les pères sont, depuis, moins complaisants aux fils),
je n’étais pas tranquille; et cela fut senti
par Béatrice, ainsi que par la sainte lampe
qui venait de quitter sa place pour moi seul.
Alors ma dame dit: «Laisse jaillir du cœur
la flamme du désir, qu’elle fasse apparaître
de tes intentions l’empreinte claire et nette!
Non pas que tes propos à notre connaissance
puissent rien ajouter, mais il faut t’enhardir
à déclarer ta soif, pour qu’on puisse t’aider.»
«Ô mon cher et beau tronc, qui t’élèves si haut
que, comme moi, je vois qu’on ne peut faire place
à deux angles obtus aux sommets d’un triangle,
tu vois facilement les choses contingentes
avant qu’on les produise, en regardant le Point
pour lequel tous les temps ne sont que du présent;
aussi longtemps que j’eus Virgile auprès de moi,
en gravissant le mont où guérissent les âmes
et pendant la descente au monde des défunts,
j’ai parfois entendu des paroles terribles
concernant l’avenir, malgré que je me sente
dur comme un tétragone envers les coups du sort.
C’est pourquoi mon désir se verrait satisfait,
si j’apprenais de toi le destin qui m’attend,
car la flèche annoncée est plus lente à venir.»
C’est ainsi que je dis à la même lumière
qui me parla d’abord; et comme Béatrice
me l’avait demandé, je fis voir mon désir.
Non par l’oracle obscur dont la gent insensée
se laissait ébaubir, avant la mise à mort
de cet Agneau de Dieu qui remet les péchés,
mais dans des termes clairs, par des propos précis
me répondit alors cet amour paternel
visible et enfermé dans son propre sourire:
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