Les descendants réduisirent l’expression à l’organe avec donner dans l’œil, au même sens de produire une impression alléchante :
« Je craignais, malgré tout ce que tu m’as dit, que cette Tiennette ne te donnât dans l’œil, et que tu n’allasses t’en amouracher. » (Rétif de la Bretonne, Le paysan perverti, 1776.) — « Comme la compagne de ma payse m’avait donné dans l’œil, je me lançai à lui faire ma déclaration. » (Vidocq, Mémoires, 1828.)
Cette façon d’impressionner la rétine reçut une manière de renforcement dans le langage populaire, au milieu du XIX e siècle, par le passage logique de « donner » à « taper » : « Taper dans l’œil, séduire en parlant des choses et des femmes », note Delvau en 1866. L’expression est demeurée bien vivante, que ce soit dans la conquête amoureuse ou dans le lèche-vitrines.
Faire une touche
Cette métaphore habilement tirée de la pêche — c’est le poisson qui « touche » l’hameçon avant de mordre — s’est répandue au début des années 1920 pour indiquer les marques d’intérêt, émotions et menues manœuvres, observées à son propre égard chez une personne du sexe opposé. Il est probable que la résonance discrète du mot avec son sens affectif ordinaire — « cela me touche » — a contribué à son succès, comme aussi la promesse qu’il paraît contenir de réels attouchements à venir… L’expression a aujourd’hui un charme désuet.
« La jeune femme le regardait. Allait-elle lui parler ? Peu probable. Il souhaita d’ailleurs qu’elle se taise. Il ne saurait pas dominer sa confusion. J’ai fait une touche, aurait dit Palisseau. Ils étaient marrants ! Dès qu’une femme jetait les yeux sur eux, ça y était : ils avaient fait une touche. » (R. Guérin, L’Apprenti, 1946.)
Avoir un ticket
Le ticket est à peu près la même chose que la « touche », mais en plus jeune, en plus pimpant, et peut-être en plus ostentatoire. Suivant en cela l’évolution des mœurs, la personne à qui se rapporte ce ticket que l’on a ne se cache généralement pas de l’intérêt qu’elle éprouve ; elle manifeste ouvertement son attirance alors que la « touche » avait quelque chose de dissimulé, d’impondérable dans les manières, et parfois d’un peu pervers.
Il est remarquable que, comme pour la touche, et peut-être sous l’influence de cette expression plus ancienne qu’elle tend à remplacer, la personne qui « possède » ce fameux ticket n’est pas celle qui est forcément émue, mais celle qui fait « l’objet » de l’attention de l’autre — c’est celle qui plaît. « Regarde-moi cette blondinette, il soupire la mort dans l’âme… Putain qu’elle a l’air ferme !… Vise un peu ce cul dis donc !… La vache t’as vu son froc ? Il fait pas un pli !… Merde qu’est-ce que c’est bombé !… Elle doit bien aller la môme, elle doit aimer ça la petite salope… Ça a vingt ans à tout casser… Tiens ! regarde ! on a le ticket je te dis !… » (Bertrand Blier, Les Valseuses, 1972.)
En ce qui me concerne, j’ai entendu l’expression pour la première fois au mois de mars 1969, à Paris, dans le milieu du théâtre. Je l’ai rapportée d’abord intuitivement, et vaguement, à l’habitude d’inviter quelqu’un au cinéma, de lui acheter un ticket… C’était sans doute une erreur, quoique Jacques Cellard l’interprète comme une « métaphore immédiate sur le droit d’entrée. » Le dictionnaire de G. Esnault signale pour ticket, le sens de « femme qui suscite le désir de la connaître », chez les voyous, en 1943, et aussi, dès 1950 : « Invite galante, marque d’intérêt de la part d’une personne du sexe opposé. » Il semble bien ainsi que le ticket dont il est question se réfère plutôt aux cartes d’alimentation en vigueur sous l’occupation allemande, objet de convoitise — la « femme qui suscite le désir de la connaître » était-elle, qu’on me pardonne, aussi enviable qu’un « ticket de viande » ?… Qui le sait ?
DRAGUE
Conter fleurette
Je sais, l’expression n’est plus guère de mise. Conter fleurette c’est nager dans le désuet ! Dans nos cités sans herbes folles les champs sont loin, les parcs gardés ; pour la qualité de la vie amoureuse chacun voit fleur à son balcon. Et puis, comme le chantait Boris Vian :
Autrefois pour faire leur cour
Ils parlaient d’amour
Pour mieux prouver leur ardeur
Ils offraient leur cœur.
Maintenant c’est plus pareil
Ça change, ça change…
Fleurette, ou florette, c’est l’expression d’une société agreste, d’une civilisation de bosquets et de jardinets. Pendant des siècles les roucoulements des amoureux ont été associés aux fleurs, au printemps, au joli mois de mai. C’est le vrai réveil de tout :
Quand pointe la pâquerette
Quand fleurit la primevère
C’est l’heure à conter fleurette
À sa bergère.
Au Moyen Âge filles et garçons jouaient beaucoup avec les fleurs. Ils folâtraient par bandes dans leurs tenues unisexe (voir p. 386) — aux bois, aux prés, cueillant les roses, le muguet, la violette. Ils se couvraient de fleurs. Le Roman de la Rose, celui de Jean de Meung, vers 1280, parle de ces joyeuses virées horticoles :
toutes herbes, toutes floretes
que valletons [9] Jeunes gens.
et pucelettes
vont au printans es gauz [10] Bois.
cueillir
que florir voient et feuillir.
Le grand jeu d’ailleurs consistait à se tresser mutuellement des couronnes autour de la tête, des diadèmes de roses que l’on appelait « chapeaux », ou en diminutif « chapelets. » (C’est l’habitude d’orner aussi les statues de la Vierge de ces « rosaires » qui a fini par transformer le « chapelet » en outil à prières !)
Je veuil cueillir la rose en may
Et porter chappeaux de florettes
De fleurs d’amours et violettes
dit un autre auteur du XIV e, Jean Renart, en 1228, vantait le charme de :
… Ces puceles en cendez [11] Étoffe de soie légère.
,
a chapelez entrelardez
de biaux oisiaux et de floretes,
lor genz cors [12] Leurs beaux corps.
et lor mameletes
les font proisier [13] Priser.
de ne s’ai quanz.
C’était mignon comme tout ! Il n’est resté de ces temps héroïques que la banale « fleur au chapeau », et aussi pendant longtemps « la plus belle rose de son chapeau », laquelle se réfère à ces joyeux diadèmes et non au feutre ou au canotier. « On dit [qu’une personne] a perdu la plus belle rose de son chapeau ; pour dire qu’elle a fait quelque perte considérable, sur tout en ce qui regarde l’appui, la protection », dit Furetière.
Il en est aussi demeuré un mot : fleurette. « Se dit au figuré de certains petits ornements du langage, ou des galanteries, & des termes doucereux dont on se sert ordinairement pour cajoler les femmes… Il conte fleurettes à cette Dame ; c’est-à-dire il luy fait l’amour » (Furetière). Cependant l’expression a dû pendant une certaine période au moins se prêter à un jeu de mots facile. Au XV e siècle « florette » était aussi une « pièce de monnaie frappée sous le règne de Charles VI, pesant vingt deniers tournois ou seize deniers parisis, et sur laquelle des fleurs de lys étaient empreintes » (Godefroy). On a donc pu « conter » et « compter. » C’est peut-être par une allusion encore sensible au XVII e siècle que La Fontaine dit avec sa franchise habituelle :
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