Tirer une bordée
Après l’invention des canons la marine ne tarda pas à s’équiper de bouches à feu. « La bordée est toute la ligne d’artillerie qui est sur le flanc d’un vaisseau », et aussi la « décharge simultanée de tous les canons d’un même côté » (Littré). « L’amiral lui lâche une bordée à boulets rouges », dit Voltaire. On peut toujours répondre par une bordée d’injures, si l’on n’a plus de munitions !
La bordée est aussi le « chemin que fait un bâtiment, jusqu’à ce qu’il revire de bord… courir la même bordée, avancer du même bord. Faire plusieurs bordées, revirer plusieurs fois de bord. »
Les matelots eux en font des petites à terre, dès qu’ils en ont l’occasion. Littré donne également, avec une pointe de réprobation semble-t-il : « Courir des bordées, s’absenter sans permission, et, de là, s’amuser à courir cabarets et mauvais lieux… » La variante tirer une bordée apparaît en 1867, chez Delvau : « dans l’argot des ouvriers, qui se souviennent d’avoir été soldats de marine. » Celui-ci distingue du reste les deux expressions : « Courir une bordée. S’absenter de l’atelier sans permission. Tirer une bordée. Se débaucher. »
Qu’on les coure ou qu’on les tire, les bordées finissent toujours par des beuveries qui mettent sérieusement du vent dans les voiles !
Prendre une bitture
Il est vrai que les matelots moulés dans leur bleu et blanc prennent, dès qu’ils sont descendus sur le « plancher des vaches », de fameuses bittures ! Le mot vient d’eux. (Et non du peuple des Bituriges installé en Gaule il y a vraiment trop longtemps ! La locution Hic bibitur — Ici on boit — que cite Rabelais est également hors de cause.)
Une bitte, du Scandinave biti : « poutre sur un navire », désigne cette sorte de billot fixé au pont sur lequel les cordes sont enroulées, particulièrement le câble qui retient l’ancre. (C’est, en passant, la racine du verbe débiter : découper en bittes, en tronçons, et de là vendre au détail.) La bitture est, d’une façon précise, la « portion de câble qu’on devait filer en mouillant, et qui était élonguée sur le pont, sur l’arrière des bittes […] Disposer ainsi le câble s’appelait prendre la bitture » (Larousse). Prendre une bonne bitture c’est « prendre une longueur de câble suffisante. »
Cette idée de « mesure », de « bonne dose », a fait qu’en langage de bord une biture est devenue vers le début du XIX e siècle la métaphore d’un « repas copieux », une ventrée en quelque sorte. C’est le seul sens que lui connaissait encore Delvau en 1866, à Paris et « dans l’argot des faubouriens. » Mais la valeur de forte dose « de liqueur et de spiritueux », s’est avancée à grands pas, avec toutes les conséquences de soûlerie afférentes. Prendre une bonne biture était passé dans la langue générale des buveurs dès les années 1880, elle n’a guère perdu de terrain depuis lors. « Au milieu de la nuit, en rentrant chez nous avec une biture au vin rouge, je flanquerais aussi bien une trempe à Octave. » (M. Aymé, Clérambard, 1950.)
Perdre la tramontane
J’ai perdu la tramontane
En perdant Margot…
Quel est donc cet objet curieux que perd Brassens, et aussi Jean-Jacques Rousseau dans ses Rêveries : « L’indignation, la fureur, le délire s’emparèrent de moi. Je perdis la tramontane. » On connaît les vents du Midi, le mistral et la tramontane, mais comment peut-on perdre le vent ?
En réalité tramontane veut dire « au-delà des montagnes » et avant d’être un souffle froid elle a été, et demeure, pour les Italiens qui ont les Alpes au nord, l’étoile Polaire, l’étoile d’au-delà les monts : tramontana sous-entendu Stella. Le nom de cette étoile, guide de tous les anciens voyages, particulièrement des marins de la Méditerranée, a été adopté en français, par l’intermédiaire de l’occitan de Provence dès le Moyen Âge. On trouve chez Jean de Meung (XIII e) :
Clère estoile de mer, certaine tresmontaine,
Mène-nous et conduis en gloire souveraine.
« Tramontane — commente Furetière — signifie aussi l’étoile du Nord qui sert à conduire les vaisseaux sur la mer : ce qui fait qu’on dit figurément qu’un homme a perdu la tramontane pour dire qu’il est déconcerté ; qu’il ne sait où il en est, ni ce qu’il fait ; qu’il a perdu le jugement & la raison. » En somme, autant dire qu’il a perdu la boussole, du moment que celle-ci a été inventée !
En vrac
Jusqu’au XVII e siècle l’expression « en vrac » ne s’appliquait « qu’à des harengs non rangés dans la caque », c’est-à-dire la barrique spécialement prévue pour leur salaison — celle qui « sent toujours le hareng » ! Le mot vient du néerlandais wrac ou wraec, qui signifie « mal salé, mauvais. »
Le hareng, saur ( soor, sec) ou autrement, étant traditionnellement une denrée bon marché et de consommation courante, a beaucoup laissé traîner son lexique dans la langue populaire… On a fini par dire « en vrac » pour tout ce qui est sans rangement ou emballage.
Aboi de chien ne monte au ciel.
Vieux proverbe.
Il est bien naturel que celle qui fut si longtemps pour la quasi-totalité de la France notre mère l’Église ait donné à la langue commune quelques tournures de son tonneau. Moteur intellectuel et mobilisatrice de la pensée occidentale pendant tant de siècles, on est même surpris qu’elle n’en ait pas laissé au moins autant que les jeux de cartes, de quilles et de trou-madame… C’est que l’Église, pendant tout ce temps, parlait latin ! Toutefois je n’ai retenu dans ce volume que les locutions qui se rattachent à l’institution ecclésiastique elle-même, classant ailleurs celles qui sont issues directement de la Bible.
La croix et la bannière
Voltaire expliquait ainsi l’origine des processions : « Les petits peuples furent très longtemps sans avoir de temples. Ils portaient leurs dieux dans des coffres, dans des tabernacles […] C’est probablement de ces dieux portatifs que vint la coutume des processions, car il semble qu’on ne se serait pas avisé d’ôter un dieu de sa place, dans son temple, pour le promener dans la ville, et cette violence eût pu paraître un sacrilège, si l’ancien usage de porter son dieu sur un chariot ou sur un brancard n’avait pas été dès longtemps établi [114] Essai sur les mœurs .
. »
Il faut croire que nous avons définitivement coupé les ponts avec nos ancêtres nomades, car on ne voit plus beaucoup en France de ces longues processions de fidèles, conduites en grande pompe vers un sanctuaire de plein air, la croix en tête, par deux ou trois prêtres en habits étincelants, suivis d’enfants de chœur en tuniques, psalmodiant des cantiques sous un beau soleil de printemps. Autre époque : les dieux sont installés !
Autrefois ce cérémonial ne s’appliquait pas uniquement aux divinités en voyage, mais aussi aux grands de ce monde, particulièrement chatouilleux sur le chapitre de l’accueil et de la conduite. Les prélats, les hauts dignitaires de l’Église et de l’État ne consentaient à se déplacer qu’à la condition d’être reçus avec la même dignité que les sacrées reliques. Il était d’usage de les accueillir aux portes des villes avec la croix, emblème spirituel, et aussi la bannière symbolisant le pouvoir temporel.
Читать дальше