L’expression figurée de « manœuvre habile » se trouve dès le XIV e: « Ainsy vouloit le dit duc de Brabant nager entre deux yawes [eaux]. » À partir du XVI e siècle l’ambiguïté de nouer et « nouer », faire un nœud, fit employer nager pour la « nage » moderne et inventer le mot naviguer. Nager s’emploie encore dans la langue de la marine au vieux sens de « ramer. »
Ainsi « nager entre deux eaux » veut dire naviguer entre deux courants sans se laisser entraîner ni par l’un ni par l’autre — suivre sa propre route en résistant aux pressions. C’est difficile… Il y a ceux qui savent nager, et les autres !
Être en nage
On sait qu’être « en nage » c’est être ruisselant de sueur. Furetière connaissait déjà la tournure : « On dit aussi Être en nage, pour dire, être en sueur, tout mouillé, soit pour s’être échauffé, soit pour avoir été à la pluye, soit dans une crise de maladie. »
L’interprétation de cette locution, curieuse si l’on y réfléchit, et moins évidente qu’elle en a l’air, est un sujet de controverse. Certains suivent l’explication reprise par M. Rat : « On disait au Moyen Âge être en âge (être en eau), puis quand le mot âge cessa d’être usité, la locution fut altérée. » Malheureusement, l’évolution de « eau » est plutôt eive, eve, aive, iaue (voir ci-dessus yawe), et aussi loin que l’on remonte dans les textes du Moyen Âge on ne trouve aucune trace de âge dans le sens de « eau » (qui a pu exister cependant au moment du passage du latin aqua, lequel a donné aussi l’occitan aiga, à une époque très reculée).
Je préfère suivre ici l’interprétation de Littré qui donne pour origine à nage, abondamment attestée, devenue en nage, probablement pour des raisons d’euphonie. « Être à nage, ou en nage, c’est proprement nager dans l’eau, et figurément être tout mouillé de sueur. » En effet « à nage » a eu le sens secondaire de « baigner dans l’eau, être trempé », comme dans cet exemple très clair de Desportes au XVI e siècle :
Le desespoir droit ces plaintes de ma bouche ;
En mes larmes desjà à nage estoit ma couche.
C’est la même idée de « nager » au sens de « baigner dans un liquide » qui semble avoir cheminé dans la langue quand on dit qu’un morceau de viande « nage dans la sauce », ou dans le beurre. C’est à mon avis cette notion que G. Esnault note pour 1900 à Lille : « Nager, être submergé, en parlant des champs », d’où il tire « nager : ne savoir que faire, ne pas comprendre la situation, patauger. » C’est qu’on nage dans un problème avec beaucoup moins de plaisir que dans une piscine !
Tomber en panne
Désagrément bien ordinaire, et dans de nombreux domaines ! Ce sont encore les vaisseaux qui nous ont donné la formule : « Panne se dit en terme de Marine. Mettre à panne, c’est faire pencher le navire d’un côté pour fermer quelque voye d’eau qui est de l’autre bord. On le dit aussi quand on retarde le vaisseau pour attendre ou laisser passer d’autres vaisseaux qui veulent gagner de l’avant. On appelle cela Être en panne. » (Furetière.) Littré fournit des explications plus techniques : « En panne, se dit de l’état où est un navire, lorsque, une partie de ses voiles tendant à le faire aller en avant et l’autre partie le poussant vers l’arrière, il reste, sinon absolument immobile, du moins s’agitant presque sur place, dérivant un peu et ne faisant pas de route. »
De là à tomber en panne sans l’avoir voulu, lorsque la voiture refuse d’aller de l’avant, il n’y a qu’un souffle. On croirait du moins que la bagnole a inventé la panne sèche, lorsque le réservoir est vide… Eh bien non, même pas : « Panne sèche, se dit lorsqu’on met en panne sans aucune voilure, et par le seul effet de la barre du gouvernail », précise Littré qui ajoute : « Dans les autres cas on dit panne courante. » C’est là un très bel exemple de récupération langagière, avec un changement total dans la motivation !
Avoir le vent en poupe
Il est plus agréable d’avoir le vent en poupe. On le sait, la poupe, de l’occitan popa, est l’arrière d’un navire. Bien que les voiliers puissent s’accommoder de toutes les directions du vent, rien ne vaut bien entendu une bonne brise arrière qui vous fait avancer avec une légèreté accrue. C’est une chose qui s’arrose ! Un auteur du XV ele signalait déjà :
Nous étions là bonne troupe
Qui, ayant le vent en poupe,
Tous l’un à l’autre buvions.
Veiller au grain
Cela dit, en mer, la prudence est toujours de rigueur : il faut veiller au grain. « En terme de Marine, on appelle un grain de vent, une tempête, un tourbillon qui se forme tout à coup & qui désempare la manœuvre. Il dure peu », précise Furetière. Le mot vient peut-être des « grains de grêle fréquents dans ces sortes d’orages. » Il apparaît pour la première fois dans la littérature lorsque Pantagruel « evada une forte tempeste en mer » : « Pantagruel restoit tout pensif et mélancholique. Frere Jan l’apperceut, et demandoit dout luy venoit telle fascherie non accoustumée, quand le pilot, consyderant les voltiges du peneau sus la pouppe, et prevoiant un tyrannique grain et fortunal nouveau [tempête], commanda tous estre à l’herte [alerte] tant nouchiers, fadrins et mousses que nous aultres voyagiers. » ( Quart Livre, chap. XVIII.) Comme quoi il vaut mieux avoir un « pilote » vigilant !
Donner de la bande
« Bande, en terme de Marine, signifie côté. On dit aussi, Mettre son vaisseau à la bande, quand on le fait pencher sur un côté, pour lui donner le radoub ou le suiffer. » (Furetière.) Oui mais c’est mauvais signe, pour une goélette, de donner de la bande, cela traduit un déséquilibre qui peut rapidement se transformer en naufrage. C’est un peu comme un oiseau qui bat de l’aile.
Être du même bord
Bien que tout le monde soit embarqué sur la même galère, pour affronter les mêmes périls, il a toujours existé une nette ségrégation à bord des vaisseaux. Les premiers navires de guerre comprenaient l’équipage, qui naviguait mais ne se battait pas, et les soldats qui se battaient mais ne touchaient en rien à la manœuvre. Ces bateaux étaient en fait des transporteurs de troupe. L’Invincible Armada espagnole du XVI e siècle était organisée selon ce principe antique et méditerranéen. En réalité ce sont les pirates, lesquels jouaient les deux rôles à la fois, et le célèbre Drake en particulier, qui inventèrent la marine de guerre moderne et la notion de marins combattants — continuant par là la tradition nordique des Vikings.
Il s’ensuivit un sens de la solidarité sur un même navire, une notion d’équipe et de communauté déjà sensible au XVII e siècle, où un « bord » désignait un bateau. « Bord, en terme de marine, signifie un navire. Il est allé au bord de l’Amiral. Il lui a donné à dîner sur son bord », dit Furetière. De là, « être dans le bord » de quelqu’un, c’est-à-dire de son parti : « Il verra M. de Seignelay dans son bord », écrit M me de Sévigné. Il en découle une communauté d’opinion, sens figuré bien établi au début du XIX e. « Entre coquins du même bord, au bout d’un quart d’heure on est intimes. » (Vidocq, Mémoires, 1828.)
Ces notions ne se sont pas effacées avec la disparition de la marine à voile ; les navigateurs politiques peuvent aussi virer de bord, comme on tourne casaque.
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