LE COMMERCE
Faire du marché noir — travailler au noir
Si vos robinets fuient ou votre lampadaire se déglingue vous hésitez à déplacer un réparateur officiel dont l’auscultation vaut déjà une fortune, et qui, s’il change le joint du robinet ou le cordon de la lampe, vous entraîne généralement dans des frais sérieux. Les gens finissent souvent par utiliser les services d’artisans parallèles et hors la loi, qui « passent » chez vous et remettent de l’ordre dans vos fuites le samedi ou le dimanche matin.
Ces ouvriers qui travaillent au noir, enfreignant toutes les conventions collectives, semblent calquer l’appellation de leurs services sur le célèbre marché noir, celui qui fleurit dans l’ombre clandestine des années 40, et dont les échanges avaient parfois lieu dans des caves effectivement obscures. L’aspect illicite et plein de dangers de ces activités évoque en fond ténébreux la « magie noire » et les messes du même tonneau.
Or, si ces motivations souterraines ont sûrement participe au succès de ces expressions parentes, elles n’ont pas été suffisantes pour les créer. Contrairement à l’idée que j’avais émise — croyant que le terme avait été inventé sous l’Occupation — le marché noir, aussi bien que le travail au noir existaient en France avant la guerre de 1939 ; il semble même, selon mes informateurs, que l’un ne dérive pas de l’autre, mais qu’ils aient tous deux été empruntés à l’allemand dans les années qui suivirent la guerre précédente, années pendant lesquelles c’était le Français qui était « l’occupant. »
Le professeur J. Fourquet, en retraite à Fresnes, m’a communiqué avec son témoignage les précisions suivantes : « En allemand, dit-il, le terme de composition scbwarz (noir) entre dans des composés tels que : Schwarzarbeit, travail au noir.
Schwarzbrenner, bouilleur de cru clandestin
Schwarzfahren, voyager sans billet (brûler le dur)
Schwargeschäft, trafic clandestin
Schwarzmarkpreis, prix de marché noir
Schwarzschlachten, abattage clandestin
Schwarzhoren, écouter la radio sans payer la taxe.
Ce sens de schwarz — continue M. Fourquet — a connu une diffusion particulière à l’époque des restrictions dues à la guerre de 1914–1918 ; je l’ai appris jeune soldat en occupation en 1918–1919, où l’on m’utilisait comme interprète (parce qu’étudiant d’allemand). Le Schwarzschlachten, abattage clandestin, ou « au noir », de 1914–1918 avait amené la sérieuse administration prussienne à réagir : il y avait pour chaque cochon un bulletin de naissance, un passeport pour les déplacements, et un acte de décès ! J’en avais obtenu quelques exemplaires d’un maire, comme « souvenirs. » Il est donc très vraisemblable que le marché noir nous est venu de l’Allemagne de 1914–1918.
Ces suggestions sont corroborées par un autre correspondant, M. Léon Martineau, de La Roche-sur-Yon : « L’expression marché noir était certainement connue dans des pays qui subissaient dès avant la guerre des restrictions alimentaires et de matières premières (l’Allemagne, par exemple), car il me souvient d’avoir entendu dès les débuts de l’occupation des Allemands employer l’expression Schwartzmarkt. Or, le “marché noir” français ne devait apparaître que plusieurs mois après. » Sur le travail au noir M. Martineau me fournit également des renseignements très clairs : « Issu d’une famille d’artisans, j’ai soixante-cinq ans ; il me souvient d’avoir entendu déjà dans les années 30, les parents pester contre le “travail noir” ou le “travail au noir” L’expression était d’ailleurs, dès cette époque, employée dans des documents officiels et dans les revues des chambres de commerce et de métiers. » (Lettre du 5 février 1981.)
Saler une note
Vous arrivez à la fin d’un repas médiocre, dans une auberge d’aspect clinquant… L’addition arrive en même temps : elle est extrêmement salée ! La notion est loin d’être nouvelle, mais le mot ? On pourrait croire que saler une note est une invention d’avant-hier. Furetière l’explique déjà en 1690 : « Saler signifie aussi, estimer trop quelque chose qu’on veut vendre, en vouloir trop d’argent. Ce marchand a de bonne marchandise, mais il la sale bien. Ce paysan vous vendra volontiers cet arpent de terre, mais il vous le salera. » En usage habituel au XVII e siècle le mot se trouve déjà au XVI e siècle : « Ils salèrent si bien sa noblesse [ils la lui firent payer si cher] qu’elle n’aurait garde de sentir puant », plaisante un certain Saint-Julien, cité par Littré.
Pourquoi ce sens ? Parce qu’un plat trop salé est toujours dur à avaler ? C’est exactement l’inverse : parce que le sel ajoute de la saveur aux aliments, donc de la valeur. Saler un produit c’est lui donner du piquant et accroître par là sa valeur marchande. Les Anglais disent dans le même sens to salt an account : estimer chaque article d’une facture à son prix le plus haut, et même un tantinet davantage, afin de préserver la cote.
En effet le sel a joué un rôle de premier plan depuis l’Antiquité. Il conserve les denrées, empêche la putréfaction. Symbole de pureté et de droiture, le sel était utilisé dans les sacrifices, et partagé dans la communion au même titre que le pain. Jésus-Christ appelait ses apôtres le « sel de la terre », et la Bible fait allusion au « sel de la sagesse » et au « sel de l’alliance. » « Chez les Grecs, comme chez les Hébreux ou les Arabes, le sel est le symbole de l’amitié, de l’hospitalité, parce qu’il est partagé, et de la parole donnée, parce que sa saveur est indestructible. Homère affirme son caractère divin. » (Dictionnaire des symboles.) Le mot salaire vient du latin salarium, « solde pour acheter du sel », d’où par la suite le sens d’indemnité, d’honoraire que mérite toute peine.
L’aubergiste qui vous remet une note un peu lourde sacrifie donc à une très vieille et très pure tradition… À moins, bien sûr, qu’il ne veuille simplement se sucrer !
Payer son écot
C’est sans doute l’abandon en France des tables d’hôte et cette volonté petite-bourgeoisie de manger seul dans son coin qui ont donné à l’expression « payer son écot » un air désuet et un peu plaisantin. Puisque les restaurateurs reviennent aux titres alléchants d’« auberge » et d’« hostellerie », et que la montée des prix a fait remettre en usage le partage de l’addition entre les convives, on pourrait aussi redonner vigueur et naturel à la vieille formule des repas en commun. Écot est un terme pour ainsi dire… écologique. Mais peut-être qu’un mot perdu ne se rattrape jamais…
Escot, puis écot, vient du francisque skot qui signifie « contribution », et il a toujours désigné « ce que chacun paye pour sa part d’un repas qu’il fait en commun. Pour vivre en liberté au cabaret, à l’hôtellerie, il faut que chacun paye son écot », assure Furetière, qui ajoute : « On dit aussi d’un homme agréable en débauche, qui chante, qui fait de bons contes, qui met les autres en train, que c’est un homme qui paye bien son écot, qu’on est bien aise de lui donner à manger. »
Cette vieille notion — toujours actuelle — de payer son repas en amusant ses hôtes est à la source de plusieurs autres façons de parler. C’est par abréviation de « il paye bien son écot » que l’on dit d’un amuseur, un boute-en-train non seulement « agréable en débauche », mais tout à fait hilarant : « Ah ! celui-ci alors, il paye ! » En généralisant à un spectacle hautement cocasse : « Ah ! dis donc ! Ça paye ce truc ! » — avec parfois cette indication de durée qui autrement est incompréhensible : « Je te jure que ça payait cinq minutes ! Qu’est-ce qu’on a rigolé ! » Commentaire le plus courant par exemple dans les années 30 d’un film de Charlot, qui, en effet, « valait » le déplacement !
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