Francoys Villon, que Travail a dompté
A coups orbes, par force de bature,
Vous supplie par ceste humble escripture
Que lui faciez quelque gracieux prest.
Argent ne pens a gippon [214] Tunique.
n’a sainture
Beau sire Dieux ! je m’esbaïs que c’est
Que devant moy croix ne se comparoist
Si non de bois ou pierre, que ne mente ;
Mais s’une fois la vraye m’apparoist,
Vous n’y perdrez seulement que l’attente.
La « vraie croix » est ici celle des louis et pistoles. C’est la seule image qui puisse chasser le diable, lequel, par contre, peut loger à son aise dans une bourse complètement vide d’écus.
Un homme qui n’avait ni crédit, ni ressource,
Et logeant le diable en sa bourse,
C’est-à-dire n’y logeant rien.
S’imagina qu’il ferait bien
De se pendre…
raconte La Fontaine (Fables IX, 16). Au XVI esiècle Mellin de Saint-Gelais, le poète de François I er, met en scène le vieux dicton, lorsqu’un charlatan ayant fait le pari de montrer le diable à l’assistance exhibe soudain une bourse vide avec ce commentaire :
Et c’est, dit-il, le diable, oyez-vous bien ?
Ouvrir sa bourse et ne voir rien dedans.
Il est intéressant de noter que l’idée de cette vieille facétie a traversé les siècles dans la bouche des impécunieux. On la retrouve intacte après 1900 chez un vieux carrier du Gâtinais cité par son fils : « Mon père il disait :
“Le Bon Dieu, c’est quand mon porte-monnaie il est plein, quand il est vide, c’est le diable [215] Lucien Aurousseau, Une vie de cheval , Éd. Belfond, 1977.
.” »
Les anciennes bourses étaient fermées par un lacet, le fameux « cordon de la bourse », que l’on serre ou desserre selon les besoins, et qui sert à la suspendre à la ceinture ou à la porter à la main. Ce cordon serait-il la queue du diable quand la bourse est vide ?… Tirer le diable par la queue, une image désargentée associée à l’idée de lutte avec un animal saisi par cette extrémité ?… La proposition est engageante. Est-elle vraie ?… Mystère !
Jeter son bonnet par-dessus les moulins
La libéralisation des mœurs poussant aux oubliettes les obligations de pruderie qui corsetaient nos grand-mères, les filles jettent leur bonnet par-dessus les moulins sans que la rumeur publique en fasse un chagrin.
Il n’empêche que cette métaphore aussi jolie qu’impénétrable pose, parmi tant d’autres, un sérieux problème d’interprétation.
Ce que l’on sait de source sûre, c’est qu’avant de faire allusion à un quelconque badinage — ce dernier sens ne semble s’être développé que vers la fin du siècle passé — l’expression indiquait le renoncement à quelque chose, en particulier à poursuivre une histoire entamée. C’est en ce sens, accentué sans doute par l’idée d’un commencement de déshabillage et l’inconvenance qu’il y avait naguère pour une dame à être décoiffée, que le mot s’est appliqué à une femme qui renonce soudain aux tabous sociaux et à sa bonne conduite pour n’en faire joyeusement qu’à sa tête !…
La locution est définie pour la première fois en 1640 par Antoine Oudin : « Je jettay mon Bonnet par-dessus les moulins ; le vulgaire se sert de ce quolibet lorsqu’il ne scait plus comment finir son récit. » Le sens premier serait donc une sorte de « langue au chat » de celui qui, pressé de questions — « Et alors ? Et après ?… » — s’en sort par cette pirouette. C’est ainsi que M me de Sévigné reprend le « quolibet » à son compte : « Je jette mon bonnet par-dessus les moulins et je ne sais rien du reste. » La Fontaine disait aussi :
L’affaire est consultée, et tous les avocats,
Après avoir tourné le cas
En cent et cent mille manières,
Y jettent leur bonnet, se confessent vaincus.
Ces choses étant établies, pourquoi un conteur à court d’inspiration se servait-il de cette formule bizarre ? À cause justement de son absurdité ? Pour montrer que sa tête est vide ? À la rigueur jeter son bonnet peut signifier le renoncement. On est parfois témoin de cette gestuelle chez des gens excédés, obligés d’abandonner une entreprise — faire démarrer une voiture par exemple ! — et qui jettent rageusement leur couvre-chef à terre, quitte à le piétiner pour se soulager les nerfs ! Mais il y a là une notion de violence qui ne convient guère à la légèreté, voire à la joyeuseté, que suppose l’expression.
Et puis que viennent faire les moulins dans cette aventure ?… Pourquoi ce pluriel incongru ? Dans l’impossibilité de rien affirmer, je risquerai à nouveau une conjecture personnelle.
D’abord j’imagine qu’il s’agit de moulins à vent. Je vois mal l’intérêt de lancer sa coiffure par-dessus le toit banal d’un moulin à eau dans l’encaissement d’un vallon. Tandis que des ailes qui tournent sur une colline, cela peut être un jeu… C’est tentant. Ensuite les moulins à vent étaient quelquefois groupés sur une hauteur propice ; ce serait une timide justification du pluriel — tout à fait impossible avec des moulins à eau.
Ce qui est certain c’est que les moulins étaient autrefois des lieux d’échanges et de rencontres permanents, sièges traditionnels de haute sociabilité villageoise. « Qui veut ouïr des nouvelles, au four et au moulin, on en dit de belles », est un vieux proverbe. On y organisait même des fêtes populaires que l’on appelait des « moulinages », et qui consistaient en mascarades, farces et bals champêtres. Peut-on imaginer que l’expression ait vu le jour dans ce genre de festivités ?
J’imagine volontiers un jeu comparable à celui qui consiste aujourd’hui à continuer une histoire commencée par son voisin et qui se développe de proche en proche selon la fantaisie des participants. Pourquoi les joueurs à court d’imagination n’auraient-ils pas reçu comme gage de faire des choses difficiles et souvent absurdes pour se racheter, et pour la plus grande joie de l’assistance ?… Comme de jeter leur bonnet par-dessus les ailes du, ou des moulins ?… Sans qu’il reste accroché bien entendu ! Un gage qui en vaut un autre et qui d’ailleurs peut servir à bien d’autres jeux que des jeux d’improvisation verbale. Les conteurs à bout de souffle auraient alors pris l’habitude de faire allusion à ce gage traditionnel pour s’excuser de leurs interruptions… Une naissance dans ce contexte de fête rustique s’accorderait assez bien avec la remarque d’Oudin selon laquelle c’est le « vulgaire » qui utilisait l’expression.
Bien sûr ce n’est là que ma fantaisie… Pour plausible qu’apparaisse une telle suggestion elle n’en est pas moins hasardeuse. En tout cas je n’en sais pas davantage, et c’est bien le moins qu’au terme de cet ouvrage je jette très symboliquement mon bonnet par-dessus les mêmes moulins !
Principaux ouvrages qui ont servi de références pour l’établissement de cette anthologie :
Jean Nicot, Trésor de la langue françoise, 1606.
Antoine Oudin, Curiositéz françoises, 1640.
Antoine Furetière, Dictionnaire de la langue française, 1690.
Dictionnaire de Trévoux, 1771.
Napoléon Landais, Dictionnaire général et grammatical, 1836.
Jean-Marie Quitard, Dictionnaire des Proverbes, 1842.
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