Victime outragée, le docteur s’en alla poursuivre l’exposition de ses thèses à Berlin, puis dans toute l’Allemagne, au Danemark ensuite et en Hollande. Après avoir essuyé, ici et là, des accueils polis, mais froidement indifférents, il arriva à Paris à l’automne 1807. « Paris, ironise Pierre Larousse, était le milieu qu’il lui fallait. Le premier venu, qu’il s’appelle Davenport ou docteur Gall, a droit a l’enthousiasme court, mais bruyant du peuple le plus spirituel de la terre. »
Il est vrai que Gall provoqua tout de suite de brillants remous dans les salons d’un Empire qui était parvenu à l’apogée de sa gloire. Il y rencontra un Allemand féru d’idées nouvelles, Spurzheim, avec lequel il allait désormais faire équipe sur le chemin de la célébrité en présentant un système de craniologie violemment controversé, qui ne cessa de faire des vagues jusqu’à sa mort, survenue en 1828. Spurzheim poursuivit seul le débat quelque temps, affinant la théorie, mais il fut à son tour emporté par une épidémie de typhus alors qu’il se trouvait en conférence à Boston, U.S.A, en 1832.
La phrénologie de Gall avait donc pour doctrine que chaque partie du cerveau correspond à une fonction mentale définie, de sorte que l’inspection des bosses, creux, et reliefs variés de la boîte crânienne permet de déterminer les dispositions et le caractère d’un individu. Selon ses découvertes les facultés intellectuelles étaient localisées juste derrière le front, d’où l’importance que l’opinion accorda par la suite à la forme et à la hauteur de celui-ci : les gens intelligents ont le front haut et bien dégagé, les imbéciles le front bas. D’autre part les facultés morales répondaient évidemment à la partie supérieure du crâne, tandis que les instincts, qui sont toujours bas, gisaient à la partie inférieure.
L’encéphale était donc divisé en un grand nombre de cases, 38 selon Spurzheim qui les avait dûment numérotées, dont chacune était affectée d’une fonction précise. La case 10, par exemple, tout en haut du crâne, sous la fontanelle, contenait « l’estime de soi »… La bienveillance était case 13, à la partie supérieure du front, au milieu ; la 14 sa voisine était occupée par la vénération, et la 15, au sommet, détenait la fermeté. L’espérance était logée au 17, sur le côté ; la merveillosité au 18 ; l’idéalité au 19. Au 20, c’était la gaieté ! La case 33 contenait le langage…
Ces distinctions firent fureur ; c’était à qui tâterait la tête de l’autre, et les gens du monde s’entrelorgnèrent d’un autre œil. Elles eurent des zélateurs fervents : Balzac fut un adepte un peu gogo de la phrénologie, de sorte qu’il remplit son œuvre de longues et minutieuses descriptions de visages, avec les formes, les angulosités et les bosses comprises. Raspail, plus pondéré, faisait en 1835 cette description ironique du crâne pointu de Louis-Philippe qui commençait à attirer la plaisanterie — sa tête allait bientôt être dessinée sous forme de poire dans les journaux satiriques : « Nous qui nous sommes occupés d’études phrénologiques, nous avons le droit de tâter les bosses à tous les crânes, excepté pourtant au crâne d’un seul, crâne étroit dans toutes les dimensions des organes du bien, et large de toutes celles des organes du mal ; crâne d’agioteur comme il n’en fut jamais, et dont le porteur par conséquent est incurable, et mérite sinon notre respect, du moins notre compassion. Eh bien ! ce crâne-là se place hors de ligne, et il n’est permis ni aux Gall ni aux Spurzheim de s’en occuper. » ( Le réformateur, 13 mars 1835.)
Ces théories eurent aussi leurs détracteurs acharnés aussi bien parmi les savants que chez les gens d’Église. Disons le mot, une telle doctrine de l’innéité absolue, qui ne laissait aucune place à l’acquis — les cases sont là, ou elles n’y sont pas ! — qui niait par conséquent tout pouvoir à l’éducation, comme à la ferveur, comme à la grâce divine, ça n’était pas très existentialiste. — Le mérite du grand bruit qui se fit pendant une vingtaine d’années autour des idées de Gall et de Spurzheim, ce fut, dit-on, d’avoir attiré pour la première fois l’attention du monde scientifique sur le fonctionnement du système nerveux central, et inspiré une recherche plus authentique.
Le second mérite est d’avoir fourni quelques expressions à la langue — case 33. D’abord la fameuse croyance aux bosses, avec la « bosse des maths », la « bosse du commerce », etc. dès les années en question. « Vous avez la bosse de l’amour » (Balzac, en 1845). Mais aussi les tournures ironiques qui visent la tare par excellence, le handicap irrémédiable et absolu : avoir une case en moins.
On dit aussi une case vide, ainsi que la variante : il lui manque une case. Il faut du reste remarquer que c’était pour le langage l’occasion de rajeunir un vieux fantasme, celui du « trou », du manque dans la tête qui s’exprimait déjà au XVII e siècle par des expressions telles que avoir des chambres vides, ou même des chambres à louer dans la tête. En somme, grâce au docteur Gall, on remotivait le sarcasme… en retournant à la case de départ !
Curieusement, ces nouvelles locutions semblent ne s’être répandues dans le langage courant que durant le XX e siècle ; c’est sans doute une conséquence du développement de l’instruction publique qui, prise à ses débuts par un grand vent d’éducation scientifique, raviva hors de saison le vieux système de Gall, abandonné depuis longtemps — mais il fallait bien enseigner quelque chose.
Coupées de leurs origines, ces expressions continuent à jouir d’une belle vitalité. Cependant leur sens a légèrement évolué ; après plusieurs décennies où elles ont servi à la raillerie anodine des imbéciles heureux, elles semblent désigner plus fréquemment aujourd’hui celui qui est atteint de folie véritable, de traumatismes sérieux, le dangereux énergumène à qui manque réellement le sens des réalités :
« Bordel qu’est-ce qui lui a pris au grand sifflet ? Descendre un homme si sympathique !… À mon avis faut pas chercher à comprendre : les mecs qui sortent de taule il doit leur rester une case en moins. » (B. Blier, Les Valseuses, 1972.)
« À se demander si, en transformant en drame ce qui relevait de l’histoire de fou, la justice a fait preuve d’un grand bon sens. Et si c’est en prison qu’il fallait caser quelqu’un à qui manque une case. » ( Le Canard enchaîné, 3 mars 1982.)
Être piqué
Être piqué demeure le plus bénin des désordres mentaux. Ça signifie aujourd’hui maniaque, bizarre, imprévisible :
« Vous entendez ce que dit Janine ? Je me demande si cette enfant n’est pas un peu piquée. » (Colette, 1955.)
L’image première de cette piqûre ne date pas d’hier. Le fond sémantique sur lequel elle repose est fort ancien et vient en ligne courbe des « dards de l’amour », ces fameuses flèches de Cupidon qui, depuis le lointain Roman de la Rose du XIII e siècle n’ont cessé d’alimenter l’allégorie des cœurs percés que l’on grave au couteau sur l’écorce des arbres. Les « piqués d’amour », « piqués de passion », ont abondé jusqu’au XVII e dans un équilibre mental précaire, comme dans cet abrégé de 1462 : « Ung gentil compaignon devint amoureux d’une jeune damoiselle qui n’a guères estoit mariée. Il conta son cas, et au rapport qu’il fist, il sembloit fort malade ; et à la vérité dire, aussi estoit il bien picqué. » (Cent N. N.)
Toutefois la liaison n’est pas faite avec le « piqué » moderne, le détraqué toutes catégories qui ne resurgit que dans les dernières années du XIX e siècle. Gaston Esnault relève le mot en 1899, le faisant dériver d’un terme d’argot du bagne de 1823 : « Piquer », au sens de « fouetter avec un cordage goudronné » ; un équivalent de « cingler. » Une origine pénitentiaire expliquerait la charge de violence que le mot avait encore au début du siècle dans la langue argotique ; témoin cette hallucination démente chez un paumé de Jehan Rictus, vers 1900 :
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