Le mot a connu une nouvelle vie dans les années 1980 grâce à une célèbre réclame pour une marque d’épices. Grand-mère n’a pas connu ces spots publicitaires ni le chef, aussi provençal que moustachu, qui l’incarnait mais se décarcasser faisait partie de son vocabulaire comme de sa philosophie : elle se décarcassait bel et bien pour que sa nombreuse progéniture soit heureuse. Littéralement, se décarcasser , c’est s’extraire de sa carcasse, donc se démener comme un beau diable, ne pas épargner sa peine pour arriver au résultat escompté. Le verbe pronominal n’est attesté qu’en 1821 dans le Petit dictionnaire du peuple à l’usage des quatre cinquièmes de la France de Desgranges qui le signale toutefois comme un barbarisme : « Se décarcasser . Se donner beaucoup de mouvement, barbarisme ; ne dites pas : qu’est-ce qu’il a à se décarcasser , mieux vaut à se tourmenter, à se démener . » Décarcasser n’est pas le contraire de carcasser , verbe populaire, aujourd’hui hors d’usage, qui signifiait « avoir un ou plusieurs accès de toux, si violent(s) qu’il(s) vous secoue(nt) toute la carcasse ».
Ne pas oublier l’accent aigu sur le « e » : il s’agit bien de démain et non du jour à venir. Celui qui n’a pas de démain ou qui n’a rien à sa démain est capable de tout faire de ses deux mains. C’est donc un ambidextre particulièrement adroit. Utilisé dans le Centre-Ouest, le mot est formé sur main et dé , préfixe privatif. Qui est droitier aura sa démain à gauche et réciproquement. Plus généralement, « être à la démain », « à sa démain » ou encore « s’y prendre à la démain », c’est ne pas être à son aise pour réaliser un travail manuel, c’est « ne pas être à sa main ».
Quand un vêtement mal coupé ou mal assemblé fait des plis, on dit qu’il « gode » ou qu’il « godaille ». La godille (on a aussi dit goudille ) peut être de même origine : en effet, cet aviron fait avancer le canot à l’arrière duquel il est placé, grâce au mouvement hélicoïdal (donc non rectiligne) que lui imprime le godilleur. Si ce dernier n’est pas très expert (la technique de la godille est délicate), le bateau n’ira pas droit, d’où le premier sens de l’expression à la godille : « en zigzag », notamment, selon Esnault (1965), chez les cyclistes qui roulent ainsi sous l’effet de la fatigue (1922), puis, plus généralement, « de travers, en louvoyant » (comme dans un œil à la godille pour un œil atteint de strabisme). L’expression s’est ensuite élargie à tout ce qui est boiteux, fait n’importe comment, sans recherche, sans soin, mal fichu, à la gomme, etc. D’une broderie mal exécutée, grand-mère disait qu’elle était faite à la godille .
La godille désigne aussi une technique de ski enchaînant une série de virages et demi-virages.
À la mistanflûte (ou mistanflute)
C’est un équivalent picard de « à la godille » (voir ci-dessus). À la mistanflûte qualifie ce qui est fait tout de travers. Une comptine traditionnelle demande si l’on sait jouer « de la mistanflûte, flûte, flûte, flûte… ». Il est en effet probable que mistanflûte ait un rapport avec l’instrument de musique appelé flûte à bec qu’un imbécile essaierait de jouer en soufflant par le milieu, par le « mitan » et non par le bec, confondant ainsi flûte à bec et flûte traversière.
L’expression a également cours avec la même signification en Bretagne (région de Dol), en Wallonie et en Champagne, dans la région de Troyes. En Anjou, on dit d’un paysan habillé en « monsieur » qu’il est vêtu à la mistanflute , sous-entendant que son accoutrement est ridicule.
Être au four et au moulin
Pour être au four et au moulin , il faut avoir le don d’ubiquité ou savoir courir très vite. L’expression nous dit donc à quel point il est difficile et peu efficace de faire deux choses en même temps ou de vouloir être en deux lieux à la fois. Il serait plus logique de dire au moulin et au four puisque la farine est d’abord extraite du moulin avant d’être cuite au four de boulangerie : on trouve, chez Furetière (1690), « Au moulin et au four, chacun va à son tour ».
Cotgrave (1611) cite le proverbe sous une forme un peu différente : Il ne peut être ensemble au four, et au moulin. L’expression a dû voir le jour à l’époque féodale où le seigneur prélevait une redevance sur fours, moulins et pressoirs qualifiés de banaux, c’est-à-dire dépendant de sa juridiction [42].
Aller plus vite que la musique
« Dépêche-toi, grand-mère, nous allons être en retard.
— Du calme, je ne peux pas aller plus vite que la musique. »
L’expression m’a toujours semblé incohérente car enfin, la musique ne va vite que si l’on joue allegro, vivace, presto ou prestissimo. Si l’on joue grave, lento ou adagio, la musique va lentement ! Sans doute faut-il alors comprendre que l’interprète ne doit pas vouloir jouer plus vite que ne l’indique le tempo, qu’il ne doit surtout pas presser.
Aller plus vite que les violons est une expression équivalente : « Un moment, je ne peux pas non plus aller plus vite que les violons ; j’étais bien sûre qu’aussitôt arrivé ce serait pour me faire partir » (Henri Monnier, Un Voyage en chemin de fer in Les Bourgeois de Paris , 1854).
À chaque jour suffit sa peine
Voilà un proverbe capable de mettre un terme au « stress » professionnel : faire simplement sa tâche quotidienne en alternant travail et détente sans vouloir tout faire tout de suite est une leçon de sagesse. Grand-mère l’exprimait tout haut, comme pour justifier le repos qu’elle s’octroyait après son ouvrage.
L’origine est biblique, elle se trouve dans l’Évangile de Matthieu ; l’idée y est explicitée : « Cherchez d’abord le royaume et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain : le lendemain s’inquiétera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine » (6, 34).
Avoir un poil dans la main
Qui dit « travail » pense avant tout « tâche manuelle ». Les poils pousseraient-ils au creux des mains inactives comme les herbes folles dans une friche ou la mousse sur les roues d’un moulin abandonné ? Cette fourrure imaginaire serait censée croître sur les paumes des mains qui ne font rien de leurs dix doigts. Littré nous dit en effet qu’ avoir du poil dans la main , c’est être fainéant. Quelle aberration nous a fait passer de cette toison fictive ( du poil ) à un unique spécimen ( un poil ). Toujours est-il que ce poil demeure le symbole de la paresse, l’une se mesurant d’ailleurs à la longueur de l’autre : les flemmards de tout poil l’ont immense, si long que ce poil leur servirait même de canne car, quand on est à ce point cossard, on n’aime pas non plus marcher et, sans canne, on ne bougera pas… d’un poil.
On dit aussi jouer ou afficher relâche .
Les artistes et acteurs ont aussi droit à du repos, à de la détente, car nul ne peut travailler sans relâche. Relâcher est issu du latin relaxare qui veut dire aussi « desserrer ». Les jours où il n’y a pas de représentation sont donc jours de relâche . Il arrive aussi, hélas, que les théâtres fassent relâche , contraints et forcés par des raisons économiques : « Les théâtres sont ruinés ; que voulez-vous que j’y fasse ? Est-ce à moi, est-ce à vous qu’il sera donné de prouver à nos maîtres d’hier que ce serait une honte, et pis qu’une honte, un malheur, que de voir à chaque coin de rue une affiche avec ces mots en gros caractères pour tout potage : Relâche ! Relâche ! Relâche ! Relâche à Meyerbeer, à Corneille ! Relâche à Molière et à M. Scribe ! Relâche à Carlotta et à madame Viardot ! » (Jules Janin, Quinze jours de congé in Revue de Paris , 1849).
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