Un vase cassé, une promesse non tenue, un vêtement neuf déchiré, bref, une bêtise considérée comme irréparable et grand-mère ne manquait pas de me dire : « Eh bien, t’es dans de beaux draps ! » sous-entendu, « tu vas te prendre une sacrée rouste quand tes parents seront de retour ! » Sottement, je m’attendais à subir la punition traditionnelle : aller au lit sans dîner, mais pourquoi dans de beaux draps , fallait-il y voir un tour ironique ? Et pourquoi ce présent de l’indicatif puisque la sanction, même imminente, restait à venir ?
L’expression était autrefois plus explicite puisque l’on précisait : dans de beaux draps blancs , évoquant ainsi une pénitence humiliante que l’Église réservait au péché de luxure : le repentant devait aller à la messe tout de blanc recouvert, reconnaissant ainsi l’abomination dont il s’était rendu coupable. On suppose que les autres ouailles devaient alors le tourner en dérision, ce que confirme une autre expression, aujourd’hui oubliée : « Draper une personne : se moquer, en médire » (Oudin, 1640).
Il ne faut pas dire : « Fontaine, je ne boirai pas de ton eau. »
Il ne faut jurer de rien ou, forme moderne stylistiquement bien pauvre, il ne faut jamais dire jamais , sont des proverbes équivalents. Grand-mère avait virtuellement recours à cette fontaine chaque fois que nous déclarions, sûrs de notre fait : « Pas de danger ! » ou « Jamais je ne ferai ça ! »
L’adage est empreint de sagesse : ne sachant pas ce que l’avenir réserve, on ne doit pas affirmer aujourd’hui que l’on ne fera pas demain ceci ou cela, quelle qu’en soit la grande improbabilité. Dans son Histoire des proverbes (1803), Noël-Laurent Pissot rapporte une anecdote qu’il prétend à l’origine de la maxime : parut un jour à la cour de François 1 erun charlatan nommé signor Fontani qui prétendait détenir une eau miraculeuse capable de guérir tous les maux de l’humanité. Un vieux courtisan, toujours en pleine forme, riait de ceux qui utilisaient ce remède en disant : celui qui n’a jamais connu de maladie ne boira jamais l’eau del signor Fontani . Le courtisan pourtant tomba malade et dut se résoudre à avaler un grand verre de l’eau prétendue salutaire. Fontani lui dit alors, narquois : « On ne doit jamais dire, Fontaine, je ne boirai pas de ton eau. » Histoire trop belle pour être vraie.
L’expression est attestée dès le XVII esiècle.
Comme la misère sur le pauvre monde
Il y a bien de la fatalité là-dedans. Les utopistes ont beau vouloir nous persuader de lendemains qui chantent, la misère semble inéluctable, du moins pour le pauvre monde qui, par définition, y est forcément condamné. D’ailleurs, il serait illogique de parler d’adversité, la misère n’étant pas, en l’occurrence, un sort contraire. Elle s’abat donc, impitoyable, inexorable, avec avidité et sans prévenir.
L’expression caractérise tout ce qui se produit soudainement et avec force. Qualifiant tout ce qui tombe brusquement, on la trouve dans les contextes les plus inattendus comme chez le critique Alexandre Natanson qui, dans un article de sa Revue blanche parle de fortissimo « sur lequel les musiciens de l’Opéra comique se jettent comme la misère sur le pauvre monde » (1891).
Expression synonyme, plus récente et nettement moins décente, « comme la vérole sur le bas clergé », clergé que l’on a qualifié d’abord d’ « espagnol » puis de « breton ».
Manger les pissenlits par la racine
Bien qu’il soit imprévisible, le destin nous assure tous de ce repas souterrain et post-mortem .
Le pissenlit fut autrefois baptisé dent-de-lion et encore aujourd’hui dans bien des langues (latin dens leonis , anglais dandelion , italien dente di leone , portugais dentedileão , allemande Löwenzahn , etc.) à cause de la forme caractéristique de ses feuilles mais, en français, ce sont ses vertus diurétiques qui lui ont donné son deuxième nom : pissenlit (d’abord « pisse-en-lit », dès le XV esiècle) car, bue en bouillon, la plante peut faire pisser au lit. Parce qu’elle est commune dans tous les jardins, tous les champs, toutes les prairies, tous les terrains, y compris les cimetières, la plante s’est retrouvée dans l’expression on ne peut plus imagée manger (bouffer) les pissenlits par la racine , « être mort et enterré ». Il semble que Victor Hugo soit le premier à l’avoir mentionnée, dans sa présentation du gamin de Paris : « Il a ses jeux à lui, ses malices à lui dont la haine des bourgeois fait le fond ; ses métaphores à lui ; être mort, cela s’appelle manger des pissenlits par la racine […] » ( Les Misérables , tome III, livre premier, chapitre II, 1862).
De temps en temps, grand-mère, lasse de tracas trop souvent répétés, aspirait à un repos véritable qu’elle ne connaîtrait, se lamentait-elle, qu’ entre quatre planches , c’est-à-dire, et bien qu’il en faille au minimum six pour le construire (cette incohérence m’a toujours intrigué), dans un cercueil.
Notons que l’expression sert justement de titre au chapitre VI du huitième livre des Misérables , Jean Valjean échappant à Javert par le subterfuge d’une fausse inhumation, et Hugo de faire ce commentaire : « Les quatre planches du cercueil dégagent une sorte de paix terrible. Il semblait que quelque chose du repos des morts entrât dans la tranquillité de Jean Valjean. »
Ça lui passera avant que ça me reprenne
Quand, adolescent, il m’arrivait, par exemple, de rentrer tard le soir, mes parents s’inquiétaient de mes escapades. Grand-mère alors les rassurait d’un : « Ne vous en faites pas. Ça lui passera avant que ça me reprenne ! » Était-ce la voix de l’expérience, elle qui, disait-on, avait toujours eu la vie rangée d’une petite fille modèle ?
L’expression, apparue au début du XX esiècle, sous-entend en effet que l’on en est déjà passé par là et que, comme toutes les folies de la jeunesse, celle dont on fait grief aujourd’hui, disparaîtra bien un jour. Ça me revienne remplace parfois ça me reprenne comme chez Jean Giono dans Regain (1930) : « Tu veux que je la laisse ? — Non, mais c’est pour dire. Tu es un bandit, Gédémus ; tu ne peux plus vivre sans cette femme. — Ah ! tu te fais des idées. À mon âge… ça te passera avant que ça me revienne. Tu ne vois pas que je lui fais traîner la voiture ? »
Quand grand-mère parvenait à se débarrasser d’un gêneur qui lui avait trop longtemps tenu la jambe et le crachoir, elle accompagnait son ouf de soulagement d’un catégorique : « Quelle plaie, celui-là ! Dieu me préserve de tels casse-pieds ! » L’expression est toujours de mise mais avons-nous conscience de la référence biblique qu’elle contient implicitement, à savoir les dix plaies d’Égypte, catastrophes que Dieu fit s’abattre sur le pays de Pharaon pour inciter celui-ci à libérer le peuple d’Israël ? L’Exode, dans ses chapitres 7 à 12, nous énumère ces dix fléaux : l’eau du Nil changée en sang, le pullulement de grenouilles, l’invasion de moustiques, la vermine, la peste du bétail, les furoncles, la grêle, la pluie de sauterelles, les ténèbres, la mort des premiers-nés égyptiens.
Le mot « plaie », du latin plaga , « coup mortel », est de même étymologie que le verbe « plaindre », l’anglais plague , « fléau, plaie, mais aussi peste », ou l’allemand Plage , « calamité, tourment ».
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