Pas très sympa, l’Aristide. Ses vertiges de Crésus lui engluent la penseuse. Plus tard, il tâte de la politique, tergiverse, se plante, puis rédige un Dictionnaire d’argot avec un dénommé Drouin de Bercy, lequel s’acquitte de la majeure partie du labeur. Une somme. Encore aujourd’hui, dans ce sens-là (français-argot), c’est le plus gros travail accompli. Apparaissent des expressions comme : à dache, chez Plumeau, mes burnes, peau de balle, tu peux te gratter, des tomates, tu t’en fais péter la sous-ventrière, etc.
Tout cela deviendrait fastidieux si l’argot n’était pas avant tout un contexte. Argot pour argot, on se lasse. Comme Marguerite avec la vache, on meugle. Dès que c’est systématique et sans musique, cela se transforme en procédé. Ne faut-il pas décaler, poétiser, néologiser ? Disons plutôt :
Viens par là ma championne que je te raconte Bruant, la mort de son fils en 14, ses retours éclair sur scène, viens ma cocotte, ma soupeuse, ma tendresse, viens au marbre que je t’éclaire, loto et lorette, rien que de la cascade, et la mort d’Aristide en 1925, enterré dans l’Yonne, lui le lion, à Subligny, presque sublime ma Vénus, ma p’tite dame, une absinthe à la santé de Bruant, pourquoi pas un lait de panthère…
Salut, les aminches ! Voilà les trois vilains d’abord baptisés les Pieds Sales, puis les Pieds Nickelés, créés en 1908 dans un hebdo pour la jeunesse, L’Épatant , par le non moins épatant Louis Forton (1879–1934), dandy en costard de tweed, par ailleurs auteur de Tom Hatt, de Séraphin Laricot, de Fricotard, de Casimir Baluchon et de l’inoxydable Bibi Fricotin. Pourquoi les Pieds Nickelés, et pourquoi ces anars s’exprimaient-ils en argot des barrières ?
Francis Lacassin, le spécialiste de la BD, proposait une réponse : « Les Pieds Nickelés, constituant le négatif d’une époque qu’on a dit belle, libèrent et fixent sans danger l’instinct de révolte de leurs trop sages lecteurs contre un certain conformisme de la pensée et les structures bourgeoises de la société qui en sont le produit. Mais peut-être, l’affection du public pour les Pieds Nickelés ne fait-elle que revêtir pudiquement l’hommage que souvent la vertu rend au vice… »
D’un certain point de vue, Croquignol, Ribouldingue et Filochard sont les héros prolétariens du romantisme ouvrier et libertaire. Égrillards, moches, noceurs, malins, sagouins, voleurs, cogneurs, ils font du mauvais esprit (cette qualité spécifiquement française), boivent du gros rouge qui tache, éjectent des vents, se tapent sur le ventre, rient d’un rire perpétuellement gras. Ils sont bien français. Avec abjection et ostentation. Extrait : « Bientôt les Pieds Nickelés se trouvaient attablés devant un menu à faire loucher Sardanapale. Bath ! v’là au moins un geul’ton chocknozoff ! jubilait Riboulbingue. »
À l’âge de douze ans, lorsque je tombais sur le journal des Pieds Nickelés , vendu dans les bazars, dont les dessins étaient signés Pellos, je ne trouvais aucune éducation à ces êtres tout droit sortis d’un traité de tératologie, aucun idéal. Ils se vautraient dans toutes les ornières, ils ne respectaient rien. Admirateur de Ravachol, Proudhon et Bakounine, j’attribuais, il faut en convenir, beaucoup de dandysme à l’anarchie et à la pensée libertaire. Bref, ces Pieds Nickelés me débectaient. Leur vulgarité me hérissait. Il a fallu que le temps passe, que beaucoup d’eau de langue verte coule sous les ponts, que quelques bulles éclatent à la surface du rivage de l’enfance, puis de l’adolescence, pour que je revienne aux Pieds Nickelés (« Salut, les aminches ! »), je veux dire les vrais, les préhistoriques, ceux de Forton.
À l’instar d’Alphonse Boudard, je me suis senti de plain-pied-nickelé, si j’ose dire, avec ces trois couillons en train de faire des misères aux boches en 14–18, au Kronprinz et à Guillaume-tête-de-con. Je sais à présent que ces abrutis font partie du folklore au même titre que le pot-au-feu, d’Artagnan, le beaujolais, la Madelon, le sapeur Camember, Fanfan la Tulipe et le père Ubu.
Rappelez-vous, dans les années 1900, ils vivaient à la petite semaine, de bric, de broc, d’expédients, de rapines, comme beaucoup de Français à cette époque. Il faut rappeler qu’on est à la veille de la première grande déflagration mondiale. Après 14–18, tout sera différent. Pour l’heure, il y a la misère, les bagnes, la guillotine. Et puis la bourgeoisie. Elle n’est pas aimée, celle-là. Pour les Pieds Nickelés, c’est l’ennemie. Elle défend le travail, quitte à exploiter les pauvres. Or les trois copains sont des cousins d’Alexandre le Bienheureux. « Irréductibles cossards, les Pieds Nickelés sont rebelles à tout travail de bon aloi », écrit Jacques Cellard. Avoir les pieds nickelés ne veut-il pas dire qu’on est paralysé, donc paresseux ?
La manière dont s’expriment les Pieds Nickelés préfigure les belles langues châtiées, inventives et ludiques de Simonin, d’Audiard, de San-Antonio. Ils parlent un français populaire et argotique de grande classe. Au reste, dans Les Pieds Nickelés arrivent , Forton annonce la couleur dès le début :
Sorti le matin même de Fresnes où il avait été prendre un repos bien mérité, Croquignol arpentait le pavé d’un air triste.
— C’est pas l’tout, se dit-il, fini d’être logé, nourri, éclairé et blanchi aux frais du gouvernement, va falloir s’mettre au turbin, c’est malheureux ! Je commençais à m’y faire, à ma p’tite vie de rentier.
Or le turbin auquel Croquignol faisait allusion consistait en filouteries, vols, cambriolages et autres expéditions de ce genre, dont il avait fait sa profession très peu recommandable. À errer ainsi à l’aventure, Croquignol prit soif.
— Tiens, se dit-il, v’là un bistrot, j’vas un peu m’rincer la dalle.
Quel ne fut pas son étonnement en y rencontrant deux anciens compagnons, Filochard et Ribouldingue, deux zigues à la coule, qui furent non moins surpris en voyant Croquignol.
— Ah ! mais c’est lui ! mais oui, c’vieux frangin d’Croquignol !
Bref, on vida de nombreux litres, et on causa affaires. Croquignol proposa à ses deux vieux copains de s’associer avec lui, ce qui fut conclu séance tenante. Les trois amis trinquèrent à la prospérité de la nouvelle association et, de joie, en pincèrent un rigodon des plus réussis. La bande des Pieds Nickelés était fondée. À l’unanimité, ils décidèrent de ne pas la faire publier dans les Petites Affiches , par simple modestie, n’en doutez pas.
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On le constate, c’est du light, comme disent nos Lacretelle du franglais. Des mots tels que badigoinces, bourre, braise, chocknozoff (formidable), croquignol (beau), épicemar, falzard, filochard (de filocher, s’enfuir), galtouse, guinche, jaspiner, lancequiner, en loucedé, mufflée, Pantruche (Paris), purée (misère), ribouldingue (fête), rosbif (anglais), schlinguer, singe (patron), thune, trombine, veuve (guillotine), zef, zyeuter illustrent les albums. Les Pieds Nickelés sont les petits-enfants des coquillards de Villon, des traîne-lattes de Vidocq, qui, comme il est dit dans le François Villon de Marcel Schwob :
Noz lances s’y sont defferrées
Noz espées n’ont point de pointe ;
Nous pillerons les gens par tout
C’est grand pitié
Aux gens d’armes perdre soudées.
Les Pieds Nickelés fréquentent les rades les plus mal famés. À l’époque de M. Fallière, haut-de-forme et barbe en bataille, comme dans Max Linder, pendant que les bande-à-l’aise s’arsouillent chez Maxim’s, les abonnés à la panade suent sang et eau pour gagner deux ronds six sous. Les vacances n’existent que pour les richards, les prolingues se tapent la journée de douze heures. En trois jours, on fait la semaine de M me Aubry ! Et quiconque ramène sa fraise se retrouve au gnouf. C’est ça les Pieds Nickelés. Une tentative de rigolade dans un monde qui ne rigole pas. Vivre sans en faire une rame. Comme Adam et Ève dans le jardin d’Éden.
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