Les Pieds Nickelés, en véritables poètes du ruisseau, préfèrent risquer d’être enchtibés (mis en prison) plutôt que de suivre le sort commun. Toujours à l’affût du pante, du cave, du gogo, ils chouravent. Puis, tout naturellement, ils s’escamotent. De vrais courants d’air. Quand ils retapissent des ouvriers, pareil. Et encore plus les bourres (les policiers). Comme disait Villon : « Il n’est trésor que de vivre à son aise. »
On l’a compris, les Pieds Nickelés sont des anars instinctifs. Tour à tour casseurs, rats d’hôtel, esbroufeurs, braqueurs, perceurs de coffres, faux argousins, faux Anglais, faux aristos, faux Chleus, faux Chmoutz (juifs), faux boxeurs, faux soldats, faux maharadjahs, ils embobinent, ils entubent, ils roulent dans la farine.
— On va s’payer une chopine de bon sang en r’luquant la sale trombine qu’ils tireront ! dit Ribouldingue.
— Nous, on turbine en plein jour, grinches de première bourre, au blair et à la barbe de la police ! se vante Croquignol.
Et Filochard de mettre les points sur les i :
— Nous, les aminches, on jaspine sans chichis avec les gniasses concernant les boulots rupins, mais la combine, la véridique, c’est là où y a bezef de pèze à gratter !
Ces argoteurs n’ignorent rien des turbins, rapines, combines, tricheries, à infliger à autrui. Ce sont de mauvais exemples. Toutes les ruses, tous les déguisements y passent. On songe forcément à Carco, Simonin, Le Breton. Ils vont aux quatre coins du monde. On les découvre rois d’une tribu nègre, amiraux dans la loge royale de Covent Garden, bédouins à l’ombre des Pyramides, voleurs de diligences, chasseurs de lions, cosaques chez les popofs, lanciers du Bengale comme Gary Cooper, Franchot Tone et Richard Cromwell, piqueurs de diams chez les rosbifs, escrocs patentés à la cour de François-Joseph d’Autriche, conseillers auprès de Guillaume II. Tous au trou ! Là, naturlich, ça plaît. Trois types qui font la nique aux fridolins honnis, c’est douceur. Succès garanti. Leur grossièreté ? Balpeau ! On commente quand même : « Ces Pieds Nickelés usent d’un langage ordurier, ma chère, mais qu’est-ce qu’ils passent aux haricots verts (Allemands) ! » C’te pinte, bon diou ! Teufel ! On se tirebouchonne, on se gondole, on se fend le bol, on se cintre, on se boyaute, on se poile !
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Lorsqu’ils ont fait intrusion dans le cinéma, cela n’a pas été un succès. Le metteur en scène Aboulker adapta les aventures des célèbres héros de Forton dans Les Aventures des Pieds Nickelés , puis dans Le Trésor des Pieds Nickelés . Aujourd’hui, quand on regarde ça, on est obligé de se forcer pour esquisser un sourire. En 1947, après l’Occupation, l’épuration et les problèmes de marché noir, le film connut un grand succès. Rellys jouait Croquignol, Maurice Baquet était Ribouldingue et Robert Dhéry, l’homme des Branquignols, Filochard. Dans le genre « chatouille-moi où ça me démange », ça valait son pesant de cacatoès. Le style kolossal de Papa Schultz . Le deuxième opus (avec Paredes à la place de Dhéry) sert la même limonade. Ça pétille mais c’est trop sucré. L’inspecteur Sherlock Coco est gros comme un panier à salade, le propos aussi mince qu’un fil à couper le beurre.
Quant au troisième film (1964), mis en scène par Jean-Claude Chambon, avec Charles Denner en Filochard, Michel Galabru en Ribouldingue et Jean Rochefort en Croquignol, c’était sympa, physiquement ressemblant, surtout Rochefort, mais ça sentait la dèche. Un manque évident de moyens, comme on dit dans les dicos de cinéma. Dommage, car la distribution brillante à laquelle il fallait ajouter l’inimitable Carette et le merveilleux Francis Blanche était digne d’un grand classique. Avec un Audiard aux dialogues, même avec des personnages aussi typés, ç’aurait pu approcher la veine des Barbouzes ou de Ne nous fâchons pas .
Pour la petite histoire, il faut savoir que les Pieds Nickelés ont également inspiré plusieurs chansons, une opérette de Bruno Coquatrix (oui, l’ancien patron de l’Olympia), ainsi que l’enseigne d’un café du Père Lachaise.
Tout le monde l’admettait, en compagnie des Pieds Nickelés, l’argot était devenu la langue de tout le monde, ce qui est peut-être la véritable définition de l’argot. On se gobergeait à la musique, on se régalait à la crapulerie. Alphonse Boudard a parlé des « copains de notre enfance ». Dans le monde des mangas, des jeux où l’on tue tout le monde sur Internet, les Pieds Nickelés ont-ils encore leur place ? Tout cela semble suranné, vieillot, ringard, anachronique, au même titre que Bécassine, Tartarin, le Renard de la fable, Rocambole et le petit Chaperon rouge. Internet bouffe tout. Que restera-t-il alors ?
Petit cousin des Pieds Nickelés, car il y a quelque chose d’irrésistiblement BD dans l’œuvre du cocardier et antimilitariste Céline, nous voilà au cœur même de ténèbres scintillantes, entre Barbusse et Dorgelès, avec un petit clin d’œil à Carco, Marc Stéphane, Marmouset et Galtier-Boissière. Il y a bien sûr la guerre de 14, la langue des tranchées, le choc titanesque, les millions de morts, la boucherie à grande échelle, l’infernal traumatisme, et puis la gouaille de tous ces auteurs nés entre 1873 et 1891, un peu avant Destouches, né lui en 1894, comme chacun sait. La liste est plutôt copieuse. Procédons donc par ordre chronologique.
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Barbusse, sacré coco, marxiste pur et dur dès 1920, engagé volontaire et combattant de première ligne à quarante-cinq ans, fut couronné par le Goncourt en 1916. Son livre s’intitulait Le Feu, journal d’une escouade . Inutile de dire que Destouches, engagé volontaire lui aussi en 1912 au 12 ecuirassier, avant de se mettre à l’ouvrage ( Voyage au bout de la nuit date de 1932), et après douze métiers, treize misères, avait dû lire avec une sagace attention ce que lui-même avait enduré sur le front. Il faut bien le reconnaître, hormis le témoignage saisissant, réaliste, mais répétitif, que représente Le Feu , on finit par se coquer le poivre (s’ennuyer). C’est longuet, farci de pathos, blindé de bons sentiments, persillé d’une graisse à canon parfois à la limite de l’indigeste. Barbusse, poète sensible et pacifiste qui créa le groupe Clarté avec Romain Rolland, exalté par la Révolution russe, séjourna en URSS à plusieurs reprises. En 1935, il finit par crever son pneu (mourir) à Moscou, ce qui était le rêve de tous les petits pépères du peuple. Auparavant, il avait pondu une sorte d’ode à Staline, sans avoir vécu le pacte germano-soviétique. Enbolchevisé jusqu’au trognon, ce qui contribua à parler de « trognon soviétique », il fut enterré au Père-Lachaise, non loin du mur des fédérés, où reposent Marcel Cachin, Maurice Thorez, Jacques Duclos et Beaumarchais, qui n’a rien à voir avec Georges.
Dans Le Feu , on dévide évidemment de l’argot, du solide, aussi bien à la riflette que pendant le quotidien du poilu :
Tous ces poilus-là, ça n’emporte pas son couvert et son quart, pour manger sur le pouce. I’ leur faut ses aises. I’s préfèr’t mieux aller s’installer chez une mouquère de l’endroit, à une table exprès pour eux, pour chiquer la légume, et la rombière leur carre dans son buffet leur vaisselle, leurs boîtes de conserves et tout leur bordel pour le bec.
Et quand la soupe tarde, obligado, ça renaude dans la troupe :
— V’là huit plombes. Tout d’même, cette croûte, qu’est-ce qu’elle fout, qu’elle radine pas ?
On incrimine les gars de l’ordinaire :
— Ah ! les malfaisants, les vermines, que ces hommes de corvée ! Ah ! Si j’étais le maître, ce que je les ferais venir à la place de nous !
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