Dans Les Poésies de Bec de Gaz (1890), il éclaire notre lanterne :
Dans l’métier c’qu’on est malheureux
Comm’ goss si j’avais une pisseuse
Parol’ j’en f’rais un’ religieuse.
On prise également les lieux (d’aisance) tels le Sébasto, Saint-Lazare, la rue de Provence. Mais ce qui revient en priorité, c’est l’artiche, le prose, le vase. Bref, la fesse, comme dans « La Putain consciencieuse » ou « La Pierreuse » :
Je taille une plume pour un écu,
Il faut savoir jouer du cul,
Avec des marlous d’bas étage,
Je fais des noces à tout casser,
Et c’qui m’épate, c’est qu’à mon âge,
Je puisse encore les faire bander.
Dans des styles divers, il y aura aussi Moréas, Mérall, Gasta, Mac-Nab. On s’épuise en sentiments, en métaphores du pavé. Tous ces chansonniers crèvent la dalle. Drame, réalisme, julot casse-croûte, prostituée au grand cœur : c’est mitraille courante. Macbeth, Roméo, Juliette, Carmen, Don José et Escamillo sont de bonnes sources d’inspiration. Figue ou mandarine, c’est le même ressort. Et ce sens exacerbé du faubourg et de la pommade (misère), entre purée et bagouse, il faut bien en convenir, ça sourd du beau, du grand, de l’incomparable Aristide Bruant.
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D’abord, l’allure. Le rouge et le noir, style Stendhal. Un célèbre tableau de Toulouse-Lautrec. On suppute la goualante, les gueulantes. Et puis, la tenue. Grand sombrero noir, cape assortie, froc pareil, écharpe rouge, gilet à revers, bottes montantes, liquette amarante, canne énorme. Une tête de chouan. Cadoudal à Montmartre. Bruant est le pape de la chanson réaliste. Un piaf à l’envergure de condor. Édith, justement, s’inspirera de lui. Il est l’homme du texte, le Céline de la chanson, le Huysmans de la langue verte. Et aussi l’inventeur de la chanson contestataire :
Mais notre règne arrivera
Quand votre règne finira
Nous tisserons le linceul du vieux monde
Car on entend déjà la révolte qui gronde…
Aristide Louis Armand Bruant est issu d’une famille bourgeoise qui avait du foin dans les bottes. Le petit Aristide apprend le latin au lycée impérial de Sens, collectionne les premiers prix, séduit les curés, écrit des vers et compose des chansons. Puis, patatras ! c’est le revers de fortune. L’énorme coup de bambou. Déménagement. Direction la capitale. Pour oublier son malheur, le père d’Aristide se graisse un peu trop le toboggan. Quand il n’a pas un coup derrière les carreaux, il morigène son gniard. Un jour, il le conduit chez un avoué. Au taf, rigolboche ! Voilà Aristide saute-ruisseau. C’est presque Mort à crédit . Aristide bosse chez un bijoutier, d’abord apprenti, ensuite ouvrier. Il a quinze ans. Cette fois, c’est sûr, sa famille est dans la dèche. Le père n’est-il pas traqué par les huissiers ? Si l’on boude le mastic (ne pas manger à sa faim), c’est par la force des choses. La meilleure preuve, c’est qu’on morgane au lance-pierres. Pour la peine, Aristide, en suivant ses parents, fréquente les restaus pour démunis, les rades de pue-la-sueur, de miséreux, de révoltés, de filles faciles, de mauvais garçons. Et là, c’est le déclic. Son jargon est tout trouvé. Le petit latiniste qui avait été premier prix de latin et de grec sera un cador de l’argot.
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En premier lieu engagé comme franc-tireur dans la compagnie des « gars de Courtenay » en 1870, Aristide est démobilisé et travaille pendant quatre ans à la Compagnie des chemins de fer du Nord. Cela lui laisse le temps d’observer les cheminots, d’apprendre leur langage, de perfectionner son argot, de faire connaissance avec l’œuvre de Villon et ses coquillards. Attendu qu’il écrit des chansons, un copain l’encourage à se produire dans des guinguettes. Tu devrais t’y coller, Aristide. Mais Aristide hésite. J’ai de la couleur ? Du bagout ? Qu’à cela ne tienne ! Il débute au Robinson un vendredi, cela ne s’invente pas. C’est ensuite Nogent, puis Melun, dans la biffe. Il écrit : « V’la l’cent-treizième qui passe. » Une marche qui devient la marche du régiment, puis d’autres régiments de France. Bref, il se fait un nom. Et même un surnom. Tellement, qu’il passe dans les plus grands cafés-concerts : la Scala et l’Horloge. « En 1883, Jules Jouy l’emmène chez Rodolphe Salis, alors la locomotive de Montmartre, propriétaire du Chat noir », nous explique Jacques Cellard dans l’ Anthologie de la littérature argotique [16] Op. cit .
. Tout va très vite. Bruant lance le cabaret avec une chanson emblématique :
Je cherche fortune
Autour du Chat noir
Au clair de la lune,
À Montmartre le soir…
Il invente ensuite les chants de barrière : « À Batignolles », « À la Bastille », « À Montparnasse », « À Grenelle »… Exemple :
En vieillissant a gobait l’vin
Et quand j’la croyais au turbin
L’soir, a s’enfilait d’la vinasse
À Montparnasse.
Et ainsi de suite. Succès foudroyant. En plus, histoire d’aromatiser le ragoût, Bruant engueule les spectateurs. Un truc qui plaît. Les masochistes en prennent pour leur grade. Extrait :
Le Guignol est terminé !… Un nouveau Bruant est né !… Et ce Bruant-là va dire deux mots à la foule des fils à papa, des fainéants, des incapables !… Il leur criera la haine menaçante des pauvres et des révoltés… Ainsi que la douleur blottie dans les bas-fonds…
Les spectateurs trépignent. Ils s’accrochent au lustre. Quand ils aperçoivent Bruant pour la première fois, ils lancent : « Oh c’te gueule, c’te binette ! » Et lui de rétorquer du tac au tac : « Tas de cochons ! Gueules de miteux ! Tâchez de brailler en mesure, sinon fermez vos gueules ! » On se déplace d’Auteuil et de Passy pour se faire assaisonner en argot. Les bourgeoises s’entendent dire : « Va donc, eh, pimbêche ! T’es venue de Grenelle en carrosse pour te faire traiter de charogne ? Te voilà servie, vieille vache !… »
« Les victimes godent un max », confie Bruant à ses amis. Il rigole. Du velours. Pour la peine, le Chat noir devient le Mirliton, propriété de Bruant. Ses relations de chansonnier à la mode se nomment Lucien Guitry (le père de Sacha), Toulouse-Lautrec, François Coppée. Entre « Toto Laripette », « Filoche » et « Méloche », on se calfate la satisfaction avec « Bavarde » :
Ma mistonne est eun’ chouette ménesse,
Alle est gironde et bath au pieu,
C’est c’qu’on appelle eun’ riche gonzesse ;
Aussi j’l’aime ben !… mais, nom de Dieu !
Y a pas moyen qu’elle taise sa gueule :
A caus’ mêm’ quand all’est toute seule
Et v’là pourquoi qu’à m’fait tarter…
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En 1895, Bruant est moussu. On veut dire par là qu’il a la baguenaude ronflante. Oui, beaucoup d’argent. Le prolo, l’anar, le ronchon, bref, le grand chansonnier de la débine s’achète une propriété à Courtenay. Un château moyenâgeux ! On a l’impression que Tournebroche tourne Téméraire. Chasse, chiens, serviteurs, gueuletons. Le mistigri est Carabas. Montmartre, pour lui, c’est de l’histoire ancienne. Et même un mauvais souvenir. « Un cloaque », confie-t-il à des proches. L’ingratitude ne l’étouffe pas. Il publie alors un livre, Sur la route (même titre que Kerouac), suite de Dans la rue . Bof. Pas de quoi grignoter les moulures. Il s’explique :
Pendant huit berges, j’ai passé mes nuits dans les bocks et la fumée. J’ai hurlé mes chansons devant un tas d’idiots qui n’y comprenaient goutte et qui venaient, par désœuvrement et par snobisme, se faire insulter au Mirliton… Je les ai traités comme on ne traite pas les voyous des rues… Ils m’ont enrichi, je les méprise : nous sommes quittes !
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