On attaque également les tire-au-flanc :
— J’t’en foutrai, moi ! Attends voir comme j’les f’rais décaniller au pajot, si seulement j’étais là. J’te les réveillerais à coups d’tartine sur la tétère !
On décrit l’insolite des situations :
Il attigeait même, on peut l’dire. La première fois que j’l’ai zévu dans sa cuisine, tu sais avec quoi i’ s’f’sait mijoter la tambouille ? Avec un violon qu’il avait trouvé dans la maison.
Dans la description, on a le sentiment que ça célinise. Il n’est pas inopportun de préciser que Barbusse a joué du point de suspension lui aussi, influençant Céline qui, dans sa manie obsessionnelle du mensonge, de l’infiniment apocalyptique, a raconté que ça lui venait de sa mère (la bancalo qui ne boitait pas plus qu’une autre !). Une histoire de broderie, point de croix, point d’Alençon, un point à l’envers, un point à l’endroit.
Ce nonobstant (pour employer le style pandore), on ne rayonne pas absolument de la terrine en lisant Barbusse. Il y en a trop : « Tout ça, c’est du bourre-mou. J’sais pas calculer et m’fous des boniments que tu m’balances. » Manque sans doute cette émotion qui caracole entre cornemuse, palpitant et illusion. Bref, l’étincelle. La lumière, ce truc si célinien, hors des fadaises et des sentiers rebattus. Ainsi que l’expliquait Boris Vian à propos de Céline, et qu’on pourrait appliquer ici à Barbusse : « Dire merde une fois toutes les cinquante pages, c’est très costaud. Toutes les pages, c’est emmerdant. »
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Pour Dorgelès, l’argot est une épice. Disons que c’est fait pour prononcer le goût ou le dégoût. Seuls certains titis, par opposition à des appelés de la haute, s’expriment de cette façon. Dans Les Croix de bois , qui décrivaient le supplice quotidien des poilus dans les tranchées de 1916, avec pour héros un étudiant, un ouvrier, un artisan, bref, toutes les couches sociales les plus touchées par le carnage titanesque organisé par les généralissimes et des chefs de gouvernement aussi cacochymes que déliquescents, Vieuxblé parlait comme un griveton, mais aussi comme un apache des barrières. C’était l’épice Dorgelès. Extrait :
— Tais-toi, réplique Vieuxblé sans se fâcher. T’as jamais eu l’honneur d’y traîner tes grolles, à Paname, bouseux. Je la connais, ta capitale : y a que des cochons sur le boulevard.
— Quoi qu’il dit, ce feignant-là !
— Il dit que t’as jamais débarqué à Paris, plein vase, avec ton biau costume des dimanches et le canard dans le panier. D’abord, t’aurais pas pu, avec la machine à refouler les croquants. Tu la connais seulement, c’te machine ? C’est juste en face de la gare : quand un péquenot débarque, vlan ! y a un grand coup de piston, et le mec est refoutu dans son train. Ça t’en bouche un coin, Saturnin !
Il y avait du langage populaire, de l’argot et, naturellement, la langue des tranchées. À la sortie des Croix de bois , ce fut le choc, même si l’ordinaire éludait parfois l’horreur :
Ça serait pas le coup de se faire poirer, dit Sulphart l’air méfiant. Être pris à baguenauder pendant que les autres se font les pieds, ça chie…
Et, plus loin, l’ordinaire, l’instinct de survie, la vie tout court :
Vairon, sans se faire prier, puise dans le chaudron avec son quart, et en sort une sorte de pâte épaisse et violâtre dont la seule vue lève le cœur. Il goûte lentement, à petites gorgées de gourmet.
— C’est fameux, fait-il. Sans charre, c’est pépère ; seulement — et il semble chercher un moment — on dirait tout de même qu’il manque…
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Mieux que Dorgelès, écrivain exotique qui termina sa pittoresque carrière comme président de l’académie Goncourt, François Carcopino, alias Francis Carco, dandy rupin et encanaillé, auteur du très emblématique Jésus la Caille (1914), est le bourgeois argotier par excellence, fasciné, littéralement envoûté, hypnotisé par la langue verte. En résumé, une sorte de Corsico qui se continentalise au contact de Bambou la Tapette et de Mina la Pute. Cette dernière, d’après la description, possède une carrosserie hors du commun : « Une taille de ronce, deux châsses (yeux) charbonneux dans une belle bouille, une jolie petite gargue (bouche), des doulos (cheveux) châtains en pagaye sur le front, et ces deux roploplos ravissants qu’il s’mit à caresser de sa large pogne. »
Il aime tellement l’argot, Carco, qu’il a la fâcheuse habitude de charger la mule jusqu’à épuisement. Entre forts et fortiches des Halles, il exagère le trait, le vocabulaire, la sémantique, charibote (exagère) jusqu’à amalgamer morphologie et phonologie, panache et panaché, graphème et phonème. Lui aussi s’imbibe à la suspension, ajoutant l’exemple à l’explication dans Le Roman de François Villon (1926), puis dans Traduit de l’argot , en 1931. « J’aime personne et c’est de ça surtout que le noir (le cafard) me vient », confessait-il sur le ton de la dérision. Il craignait que le destin lui fît des paillons, autrement dit des infidélités. Si cela ne fut pas le cas, car la vie de Carco fut comblée et pleine de succès, il n’en reste pas moins que ses livres sont plaisants, rigolos, bien documentés, parfois poivrés, rebondissants, boostés au ressort de caleçon. Mais jamais émouvants. Lorsque Carco dépeint le milieu, marqué par Utrillo, le Montmartrois qui avait la colonne en fusion (qui avait soif d’alcool), il se montre intrépidement direct, saignant, aigre-doux, comme dans ses chansons. Parigot chic, lui le natif de Nouméa, il signera même le scénario de Paris-béguin , un nanar gratiné sur le music-hall, avec apaches et saucisses, Fernandel et Gabin, coups de latte et pouské (pistolet en gitan).
En attendant, voilà comment on s’exprimait dans l’inoxydable Jésus la Caille :
Mais va savoir d’où c’est qu’ça vient quand on est pris. Pourtant, ils n’ont poissé qu’Bambou, tu vois, rapport qu’il entôlait l’frère. Moi, je me suis barrée dans l’couloir, continua la fille, et Ménard a boni :
— La Mina, mets-les vivement et retiens ta menteuse !
— Ah, les vaches !
— Méfie-toi, la Caille ; les mecs font le jeu des bourres.
— Mais les bourres font le jeu des mecs, riposta Mina.
Elle ajouta, faisant allusion à certaines histoires qu’elle paraissait ne pas ignorer :
— Je sais ce que tu sais. Les plus marles sont souvent de la Grande Taule.
— La ferme, Mina !
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Avec Marmouset, auteur de Au lion tranquille , ce qui n’a rien à voir avec les antiques muscadins ou pathétiques snobs du Café de la Paix, nous sommes plus dans le langage populaire que dans l’argot à proprement parlé. Dans Mal loti , déjà, où ça fleurait le Dickens, Marmouset décrivait ainsi une bonne mère de famille : « Elle était tranquille chez elle avec son ménage et ses moutards, et comme elle était heureuse, elle n’aspirait point à autre chose. » Avec Au lion tranquille , ça rugit un peu plus. On navigue entre Bastille et Ménilmontant. L’histoire de ces copains qui se retrouvent après la Grande Guerre, a quelque chose de piquant, d’universellement fraternel. Cela fait penser à des répliques cinématographiques. Exemple : « Y en a des plus marles que técole (toi) qui m’ont cuisiné depuis quinze jours et je leur ai dit que dalle. » Ou encore : « T’as vu, c’te bougie (tête) qu’il faisait l’mec ? dit en rigolant le même Marmouset. » Et enfin :
— Ah ! lui, je l’ai revu. Il lui est arrivé une drôle de combine. Il s’était marié et avait eu un môme. Un beau jour, sa femme les a laissés choir tous les deux. C’est pas ça qui l’embarrassait ; il ne s’est pas frappé ! il a foutu le moujingue à l’Assistance puis il est parti en province. Je crois qu’il est à Marseille avec une Italienne ou une Espagnole… J’sais pas, quoi… Et toi, mon petit Marmouset, as-tu seulement revu ta Marinette… tu te rappelles ?
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