Le dictionnaire n’échappe donc pas à la recherche du temps perdu…
Le temps des volumes successifs…
S’agissant de dictionnaires en plusieurs volumes, on entre dans un nouveau casse-tête : celui du temps nécessairement long de la rédaction, souvent plus d’une décennie, avec des volumes paraissant au fur et à mesure, souscription oblige, l’ensemble de l’œuvre n’étant pas achevé.
Ce n’est pas sans conséquence sur l’homogénéité de l’œuvre. Rappelons-nous le mot cyclone chez Littré, mot qui changea de genre entre l’édition publiée au fur et à mesure de la rédaction de chaque volume et l’édition finale, relue du premier au dernier volume.
Le temps des fascicules
On compte 524 fascicules pour le Grand Larousse universel du XIX esiècle , achetables au fur et à mesure de leur publication en librairie, ou plus généralement délivrés par abonnement. Avec une livraison commencée en 1864, précisément le 12 mars. Le 1 eroctobre 1864 paraissait le 9 efascicule, de âne à Angleterre . Le 31 octobre 1868, le public d’abonnés bénéficiait des fascicules 91 à 95, les livraisons se faisant parfois d’un coup pour plusieurs fascicules, et c’est alors la fin du tome III qui paraît avec, en toute fin, l’énorme article consacré au chemin de fer (pp. 1130–1164).
Ce sont là des données offertes par André Rétif, documentaliste chez Larousse et auteur d’un excellent ouvrage consacré à Pierre Larousse. Même si je dispose de quelques-uns de ces fascicules dans ma collection, notamment pour le Larousse du XX esiècle , il va de soi qu’à cet égard je suis relativement démuni et ne peux pas consulter le fascicule idoine en direct. Il me faudrait d’ailleurs, si je les possédais, l’appartement du dessous…
Cependant, lorsqu’on me sollicite pour savoir si, pour tel ou tel mot, Baudelaire pouvait avoir eu connaissance de la définition du Grand Dictionnaire universel , je crois alors être tiré d’affaire en me référant à la liste précise offerte par André Rétif. Hélas, Christian Guillemin, descendant de Pierre Larousse, me signale que Rétif, malgré la vive admiration qu’on peut ressentir pour son travail, a commis quelques erreurs. La recherche repart alors de plus belle… Interminable. Un seul moyen d’être précis : disposer des 524 fascicules. Où les trouver ?
Le mépris du temps ? ou la facilité…
On est obligé de s’y résigner : la datation précise est chose très complexe avec sa part d’aléatoire. Au moment où je rédigeais le Dictionnaire de citations chez Bordas, j’en prenais conscience et je n’ai pu m’empêcher de ressentir un fort agacement pour les auteurs de « dictionnaires de citations » qui ne mentionnaient ni l’œuvre d’où était tirée la phrase élue ni, a fortiori , une date correspondant à la citation. Référencer une citation par le seul nom de l’auteur, c’est nier le temps et rendre impossible la vérification. C’est aussi publier à bon compte, sans difficulté. Par exemple, en ouvrant le Grand Dictionnaire universel du XIX e siècle, ce sont plusieurs centaines de milliers de citations amusantes que vous pouvez alors déverser dans votre dictionnaire de citations, Pierre Larousse n’ayant jamais référencé les œuvres d’où il les tirait. Au demeurant, les auteurs contemporains citant à tout va sans références ne se sont pas privés, bien souvent, d’y puiser à grands traits.
Avouons aussi que, dès que l’on a décidé de donner les références précises, combien de fois se trouve-t-on confronté à des dictionnaires d’œuvres, faisant légitimement référence, mais offrant de l’un à l’autre, pour tel ou tel ouvrage, des dates de publication différentes ? Laquelle choisir faute de disposer de la toute première édition ?
Les spécialistes eux-mêmes peuvent être en difficulté : ainsi la date de quelques-uns de mes dictionnaires fait parfois défaut ou, ce qui est pire, n’est pas toujours exacte. Un dictionnaire devrait pourtant être précisément référencé, une œuvre littéraire aussi. Au secours, Sherlock Holmes.
Le temps du souvenir préservé…
Dans un autre ordre d’idées, on signalera que, plus que tout autre ouvrage, le dictionnaire représente un conservatoire, un musée, un coffret de souvenirs. C’est en effet toujours avec la plus vive émotion qu’au détour d’une page surgit un document que l’un de ses propriétaires précédents a déposé entre deux feuilles, léguant à son insu un souvenir qui lui est cher. Ou qu’il n’a pas souhaité éliminer, en le confiant au dictionnaire qui l’a sereinement englouti au cœur de ses milliers de pages.
Avec une sorte de respect religieux du passé et de ses gestes secrets, je laisse toujours en place ce témoignage émergeant au hasard de la consultation. Ces documents sont de plusieurs sortes. Au-delà de l’extrait de presse, plus ou moins soigneusement découpé, inséré à la page correspondant à l’article du dictionnaire, personnage historique, mot scientifique, etc., c’est de manière plus aléatoire mais très fréquente qu’on retrouvera des photographies, des portraits (de qui s’agit-il ?), des menus d’un repas de première communion, des images pieuses avec, au verso, la commémoration de la communion solennelle, des bulletins de vote, sans doute celui qu’on n’a pas déposé dans l’urne, des publicités diverses, des lettres parfois, qu’on dévore à la recherche de la déclaration d’amour, que l’on trouve quelquefois. Sans oublier les trèfles à quatre feuilles, les herbes odorantes et fleurs lovées au sein de ces dictionnaires, allégrement confondus avec d’imposants herbiers.
C’est peut-être le moment de confesser au lecteur que je n’ai pas de mon côté échappé à cet appel de l’océan lexicographique à qui l’on aime confier quelque bouteille à la mer. Dans les années 1980, un ami numismate me faisait ainsi remarquer que, sur certains billets de 50 francs, une faute grave avait été commise, un accent aigu incongru ayant été porté sur le patronyme du célèbre aviateur écrivain, Saint-Exupéry, malencontreusement orthographié Saint-Éxupéry. Du même coup, je fus quelque temps à ne pas laisser passer dans les achats quotidiens le moindre billet de 50 francs, sans traquer cet accent fautif, et c’est ainsi que je « pêchais » trois billets de ce type, hélas froissés à souhait. Où les installer, et comment tenter de les défroisser ? Je n’hésitai pas à les glisser dans de gros dictionnaires aux feuilles serrées. Eh bien, le croirez-vous, j’ai bel et bien oublié dans quel dictionnaire je les ai enfouis, et, jusqu’à ce jour, ils dorment paisiblement auprès de je ne sais quels mots… Ils risquent fort de rester ainsi nichés à l’abri du temps quelques décennies avant de resurgir au hasard d’une consultation, qui ne sera plus mienne !
Le souvenir olfactif
Il faut en convenir, certains dictionnaires dégagent à la manière des fromages une odeur sui-generis … Dans la pliure des pages, quelques moisissures peuvent en effet apparaître, à la défaveur d’un séjour prolongé dans quelque cave humide. Acquis dans une brocante, au fond d’un carton, on emporte ainsi chez soi les spores que la sécheresse de nos appartements rend fort heureusement inactives. Mais malheureusement pas inodorantes.
Certains de mes dictionnaires, voilà qui contrebalance les moisissures, sentent au contraire le feu de bois : les consulter est propice à l’évocation reposante des lectures de jadis au coin d’une cheminée. D’autres encore, c’est assez fréquent, sentent bon ou mauvais le tabac ou le sirop renversé par mégarde. Quant aux taches d’encre, témoignage du rapport établi entre ce qui est lu et ce qui est recopié, elles sont légion et correspondent à des dictionnaires qui sentent bon « l’école »… car l’encre a une odeur, celle du pupitre !
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