Anton Soliman - Le Grand Ski-Lift

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Oskar regardait vers le haut, vers le dernier pylône visible qui brillait d’une lumière particulière. Au fur et à mesure que la cabine montait, le panorama du fond de la vallée se dévoilait dans son immensité. De cette hauteur, le village n’était déjà plus qu’une tache de maisons marron d’où montaient des rubans de fumée. Une fumée qui, en altitude, semblait se fondre dans une auréole évanescente qui flottait sur la vallée tout entière. Lentement, une forêt de conifères émergea, s’étendant à perte de vue, envahissant presque tout le champ de vision ; le village était maintenant de la dimension d’un petit rectangle irrégulier. Un cadre d’une beauté remarquable, qui devait avoir frappé son ami, redescendant dans la vallée après avoir laissé le Grand Ski-lift derrière lui.

La cabine arriva au dernier pylône visible, et la nuée disparut, révélant un monde vierge aux couleurs vives. Oskar était entré dans un univers à haute résolution, incroyablement lumineux. On apercevait, encore plus haut, le ruban blanc des glaces éternelles.

En bas, Valle Chiara était condensée en une tache rougeâtre entourée d’une énorme forêt à la parure d’hiver ; de l’autre côté, alors que la cabine montait toujours, les grands massifs de la Sierra apparaissaient lentement sur la ligne de l’horizon. Une étendue de neige de plus en plus uniforme courait sous la cabine, alors que les conifères se clairsemaient avec l’altitude, jusqu’à ce que la végétation ne disparaisse complètement pour céder la place à un manteau blanc. Un manteau blanc absolu.

Oskar vit enfin les plateaux. Il s’agissait probablement d’alpages de haute montagne qui s’élevaient doucement jusqu’aux pieds de deux cimes pointues, entre lesquelles on apercevait un autre pylône, peut-être le dernier. Il montra à son guide le point sur l’horizon :

— C’est l’arrivée ?

— Pas encore. Nous traversons le premier plateau, qui finit sous ces sommets. Puis le deuxième plateau commence après ce pylône, et la baraque d’arrivée est au bout de celui-là , répondit le guide.

Oskar était curieux de voir le type de paysage qui allait apparaître derrière le col, dont ils s’approchaient rapidement. Ils quittèrent le premier plateau dans une secousse, puis la cabine passa au-dessus d’une espèce de cuvette ensevelie sous la neige ; le ciel était d’un bleu extrême, irréel. Il sentit une distance impossible à combler entre lui et la Ville, les lieux de la peine, les visages souffreteux de ses relations. L’image de Clara s’était entièrement résorbée dans une immense tache verte qui s’aplatissait contre la ligne d’horizon.

Du monde de l’hôtel, de la fille de son propriétaire, il ne restait que des figurines imaginaires, qui rejoignaient un paysage enfantin, animé d’une vache qui paissait, d’un cochon, de poules, et de la fumée qui sortait des cheminées des maisons aux balcons fleuris… Il ne restait rien d’autre.

Le trajet en téléphérique, interminable, s’acheva enfin ; le froid était pénétrant, l’air léger. Un homme, le machiniste, probablement, vint à leur rencontre.

— Bonjour, Monsieur Zerbi. On m’a averti par téléphone que vous arriveriez avec un guide.

— Bonjour, répondit Oskar.

Puis, regardant autour de lui, il ajouta :

— Vous êtes vraiment tranquille, dirait-on !

Le machiniste hocha la tête :

— Ça, pour la tranquillité, je ne peux pas me plaindre. Mais je préfèrerais être au village avec ma famille. L’hiver, les nuits sont longues, ici.

Oskar pensa que dans le fond, les gens simples disent toujours les mêmes choses. Ces phrases élémentaires dans lesquelles les mots sont liés par le bon sens, une espèce de barrière de protection de l’espèce.

L’arrivée était une construction de béton armé, protégée par une ligne de sommets. Vers l’ouest, à quelques centaines de mètres de la construction, il y avait un autre col d’où on accédait au dernier plateau ; il s’agissait probablement de la cuvette mentionnée par le guide, celle qu’ils traverseraient à pied le lendemain, jusqu’aux pistes périphériques du Grand Ski-lift.

Le machiniste actionna une sonnette et le bruit des moteurs de l’installation cessa aussitôt. Un grand silence tomba.

— Je vous accompagne à vos chambres, dit le machiniste en indiquant un escalier de bois qui conduisait à un long couloir. Ce n’est pas vraiment un refuge, ici, mais le directeur a fait aménager deux petites chambres pour les skieurs de passage.

La chambre attribuée à Oskar était chauffée par un poêle électrique sûrement allumé depuis peu ; la petite pièce était encore glacée. Le plafond bas reposait presque sur le mobilier composé de lits superposés en fer, de deux chaises et d’une table supportant une bougie.

La vitre de la petite fenêtre était couverte d’une mince couche de glace transparente qui déformait la vue que l’on avait de l’extérieur : on aurait dit qu’un océan bleu ondoyait, chaotique.

— Mettez-vous à l’aise, il n’y a pas grand-chose à faire, ici. La salle à manger est en bas, il y a une cheminée. On mangera tôt, si ça ne vous dérange pas, mettons à sept heures.

Oskar pensa que le machiniste devait être aigri par la vie solitaire qu’il menait. Peut-être l’homme aurait-il été encore plus malheureux au village, aux côtés d’une vieille épouse. Il n’avait vu personne de gai, à Valle Chiara, les gens marchaient en général en silence, l’air brisé. Il se rappela des Mangeurs de pommes de terre de Van Gogh.

Il faisait froid dans la pièce, aussi posa-t-il ses bagages pour sortir aussitôt ; le soleil brillait encore. Derrière la construction de béton, au nord, le paysage était borné par les cimes des montagnes, qui empêchaient de voir les territoires du Grand Ski-lift. Au sud, par contre, un demi-cercle blanc s’étendait, coupé en deux par les câbles d’acier du téléphérique qui arrivaient en faisant une saillie de la vallée qu’il avait quittée.

Il se rendait compte que, de l’esplanade de Valle Chiara, il n’aurait jamais pu imaginer trouver en altitude un spectacle naturel aussi imposant. Il était sans aucun doute entré dans un autre monde. Il n’aurait pas été étonné si, au coucher du soleil, deux lunes s’étaient levées.

Il se trouvait dans le territoire des monts de la Sierra, en bordure du Grand Circuit. Un endroit encore vierge. Oskar n’avait qu’une connaissance vague de la géographie, et il n’était encore jamais venu dans cette région. Cela faisait d’ailleurs plusieurs années qu’il n’allait plus à la montagne : c’était une activité exigeante, pour laquelle il fallait un état d’esprit favorable. Enfant, il allait souvent skier, mais c’était une autre époque, antérieure aux grands Attachements au sein desquels la Chaleur lui montrait les traces qu’il devait suivre. C’était comme si, à cette époque, sa conscience n’avait été sensible qu’aux infrarouges. En fait, face aux mystérieux champs de neige, il avait toujours ressenti une sensation d’égarement, se demandant, en proie à une sensation de mystère : « Que peut-il y avoir derrière ces sommets ? »

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