Ce long dialogue avec l'un des personnages illustres, l'un de ceux dont il a lu les œuvres, l'a conforté dans l'idée que tout lui est possible. Volney l'a fait rêver de l'Orient, de l'Égypte, de voyages lointains. De Paris, aussi. Napoléon pense cependant : un philosophe, un écrivain, un voyageur, un député à la Constituante, ce n'est que cela ! Napoléon admire et respecte Volney, et en même temps il est déniaisé. Il se sent maintenant l'égal d'un Volney, un homme qui, après tout, veut aussi faire une bonne opération foncière, comme n'importe qui. Mieux encore. Napoléon a la certitude qu'il possède en lui une énergie et une force - ces deux mots de son discours de Lyon lui reviennent - que Volney n'a jamais eues.
Et qui d'autre que lui dispose en soi d'une telle réserve de puissance ?
En ce début d'année 1792, Napoléon commence à croire qu'il est le seul, parmi les hommes qu'il côtoie et qu'il affronte, à pouvoir compter sur un tel ressort intérieur.
Il se souvient de tous les défis qu'il a relevés, lui, « Paille-au-Nez » du collège de Brienne.
Quand il veut, il peut.
Il veut avancer, jouer un rôle, obtenir un grade supérieur à celui de lieutenant, dans l'un des bataillons de volontaires qui sont en voie de constitution.
Les adjudants-majors de ces troupes peuvent être des officiers de l'armée régulière. Cela équivaut à un grade de capitaine. Voilà un but : devenir adjudant-major. Il voit le maréchal de camp Antoine Rossi, qui commande, de fait, les troupes de Corse. C'est un cousin éloigné des Bonaparte. Il a besoin d'officiers compétents pour encadrer les paysans qui composent les bataillons de volontaires. Il accueille la requête de Napoléon avec empressement. Il va nommer le lieutenant Bonaparte adjudant-major du bataillon de volontaires d'Ajaccio et de Tallone.
Victoire acquise pour Napoléon, et cependant Letizia Bonaparte remarque que son fils est inquiet. Il écrit de nombreuses lettres en France. Il interroge l'un de ses amis, Sucy, commissaire des Guerres en poste à Valence. Il a en effet appris que les officiers absents de leur corps au moment de la revue de janvier 1792 seront rayés des registres, perdront leur qualité d'officier s'ils ne sont pas en congé ou n'avancent pas des raisons exceptionnelles d'absence. Napoléon ne veut pas être destitué. Il tient à son grade. Il tient à la France.
« Des circonstances impérieuses m'ont forcé, monsieur et cher Sucy, écrit-il, à rester en Corse plus longtemps que ne l'auraient voulu les devoirs de mon emploi. Je le sens et n'ai cependant rien à me reprocher : des devoirs sacrés et plus chers m'en justifient. »
Quelques jours plus tard, cherchant à nouveau à expliquer son absence, il écrira encore :
« Dans ces circonstances difficiles, le poste d'honneur d'un bon Corse est de se trouver dans son pays. C'est dans cette idée que les miens ont exigé que je m'établisse parmi eux. »
- Tu ne veux pas perdre ce que tu as gagné en France, murmure Letizia.
Elle approuve son fils.
Ni perdre la France, ni renoncer à la Corse. Garder ouvertes toutes les portes, voilà le choix de Napoléon, ce tacticien qui n'a pas vingt-trois ans.
Quand, au mois de février 1792, Rossi lui apprend qu'il ne pourra finalement pas le nommer adjudant-major, car la loi oblige les officiers qui ont choisi ce grade de retourner dans leur corps le 1 er avril, Napoléon se croit contraint de rentrer aussitôt en France ou de démissionner de l'armée. Ce qu'il ne veut pas.
C'est alors qu'il découvre que la loi excepte de ces dispositions les lieutenants-colonels en premier et en second des bataillons de volontaires. Ces officiers-là pourront rester à leur poste et conserver leur rang dans l'armée régulière.
Mais à ces grades-là, on n'est pas nommé, mais élu !
Napoléon prend aussitôt sa décision : il sera le lieutenant-colonel du 2 e bataillon des volontaires corses, le bataillon dit « d'Ajaccio et de Tallano ».
Élu, puisqu'il le faut. Mais lieutenant-colonel à n'importe quel prix.
C'est sa première grande bataille. Il le sait. Il doit vaincre.
Il s'enferme dans sa chambre. Il lit les journaux qui arrivent de France. Il prend des notes. Il descend dans la grande salle de la maison, taciturne, pensif, le visage fermé de celui qui médite.
Mais dès qu'il s'éloigne de la rue Saint-Charles, il change de physionomie. Il marche d'un pas décidé, le menton haut, en uniforme. Il parle net à ceux qui l'abordent puis qui s'éloignent, subjugués ou étonnés par l'audace de ce lieutenant de vingt-trois ans d'allure adolescente et qui sait tout de ce qui se passe à Paris.
Il a cinq concurrents, tous issus de familles influentes à Ajaccio. Il s'allie à l'un d'eux, Quenza, acceptant d'être son lieutenant en second à condition que les partisans de l'un votent pour l'autre. Accord conclu.
Mais ses adversaires, les Pozzo di Borgo et les Peraldi, ne désarment pas. « Je n'ai pas peur si l'on m'attaque de front, dit Napoléon à ceux qui le mettent en garde. Autant vaut ne rien faire que de faire les choses à demi. »
On lui rapporte les menaces et les insultes que Pozzo et Peraldi profèrent contre lui. Il se maîtrise. On le raille pour son ambition démesurée, sa petite taille, sa petite fortune, sa petulanza .
Un jour de mars, il ne peut plus se contrôler, provoque Peraldi en duel, l'attend tout un jour devant la chapelle des Grecs. Peraldi se dérobe, mais réussit à mettre les rieurs de son côté.
Napoléon serre les poings. Il rassemble les siens chez lui, les harangue, les loge, les nourrit. Les volontaires des quatre compagnies du district de Tallano couchent dans les couloirs, les escaliers et les chambres de la maison familiale. Napoléon dépense sans compter, tient table ouverte.
Parfois, la nuit, enjambant les corps, il se souvient des heures passées dans les chambres d'Auxonne ou de Valence, lorsqu'il annotait les œuvres de Rousseau ou de Montesquieu. Le combat politique obéit décidément à d'autres règles. Il faut constamment être sur ses gardes. Cela excite comme une femme. C'est un alcool dont Napoléon découvre qu'il grise. Il aime cette tension. C'est un duel où le coup d'œil, la rapidité de jugement, le corps autant que l'esprit sont mobilisés. Et la décision est une libération, comme une jouissance.
Le 30 mars 1792, Napoléon apprend que les trois commissaires du département qui vont contrôler le scrutin qui doit avoir lieu le lendemain 1 er avril sont arrivés à Ajaccio. Deux d'entre eux se sont installés dans des maisons de la famille Bonaparte. Ils sont donc acquis à Napoléon. Le troisième, Murati, a choisi d'être hébergé par Peraldi.
Toute la journée du 30 mars, Napoléon reste enfermé dans sa chambre. Il se jette sur une chaise, soucieux, puis il marche, perplexe. Sans l'appui de ce troisième commissaire, le scrutin est incertain.
Napoléon veut obtenir ce poste de lieutenant-colonel. Il ne peut se permettre un échec, un doute. Il ouvre la porte de sa chambre, appelle l'un de ses partisans et donne ses ordres : qu'on pénètre en force chez Peraldi, arme au poing, qu'on enlève le commissaire et qu'on le conduise ici.
L'action se déroule, violente et brève.
Napoléon accueille le commissaire d'une voix calme. « J'ai voulu que vous fussiez libre, lui dit-il, vous ne l'étiez pas chez Peraldi, ici, vous êtes chez vous. »
Le lendemain, dans l'église Saint-François, malgré les protestations des amis de Pozzo di Borgo et de Peraldi, Quenza est élu lieutenant-colonel en premier, et Bonaparte lieutenant-colonel en second.
Le soir, dans la maison de la rue Saint-Charles pleine de gens, on festoie, on chante. La musique du régiment joue.
Napoléon se tient à l'écart, silencieux, le regard fixe.
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