Napoléon écrit comme pour une harangue révolutionnaire. Il prône la liberté et l'égalité.
Souvent, deux mots reviennent sous sa plume : force et énergie . « Sans force, sans énergie il n'est ni vertu ni bonheur », dit-il.
Il écrit comme on ordonne. Pas de sympathie pour les tyrans, mais pas de pitié pour ceux qui acceptent la tyrannie, pour les faibles.
« Tous les tyrans seront aux enfers, sans doute, mais leurs esclaves y seront aussi car, après le crime d'opprimer une nation, celui de le souffrir est le plus énorme. »
Sa main tremble à force d'écrire si rapidement.
Ce discours de Lyon - que l'Académie jugera « trop mal ordonné, trop disparate, trop décousu et trop mal écrit pour fixer l'attention » - est un miroir pour Napoléon. Il s'y regarde chaque nuit. Lorsqu'il exalte les « âmes ardentes comme le foyer de l'Etna », c'est de lui qu'il parle.
Et voici qu'il peint une silhouette « au teint pâle, aux yeux égarés, à la démarche précipitée, aux mouvements irréguliers, au rire sardonique ». Il la voit s'avancer. Il la désigne. Il la dénonce. C'est « l'ambition », une folie.
Il a vingt-deux ans.
Il aperçoit une seconde silhouette, tout aussi inquiétante. C'est « l'homme de génie. L'infortuné ! Je le plains. Il sera l'admiration et l'envie de ses semblables et le plus misérables de tous. L'équilibre est rompu : il vivra malheureux ».
Napoléon veut le bonheur. Et puis, n'est-ce pas le sujet du concours ?
Mais il conclut : « Les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leurs siècles. »
C'est là le travail de la nuit.
Au matin, dans l'éclatante lumière qui incendie Valence, Napoléon sort de son rêve, organise son avenir.
Il écoute les officiers patriotes de son régiment. La plupart songent à se faire élire à la tête des bataillons de volontaires, un lieutenant peut devenir ainsi colonel.
Pourquoi pas moi ?
Mais Napoléon ne le pourrait qu'en Corse, dans sa patrie, en comptant sur l'appui du Globo Patriottico , le club d'Ajaccio. Joseph pourrait être un soutien précieux. Il est l'un des représentants de la ville, et il aspire à être élu député à l'Assemblée législative qui va succéder à la Constituante.
Il y a certes la froideur de Pascal Paoli.
Napoléon reprend la lettre que son héros lui a adressée. Napoléon avait sollicité de Paoli qu'il lui communiquât des documents pour écrire une Histoire de la Corse .
La réponse de Paoli a été aussi sèche que l'avis qu'il a donné sur la Lettre à Buttafoco que lui avait envoyée Napoléon.
« Je ne puis à présent ouvrir mes caisses et chercher mes écrits, répond-il à Napoléon. D'autre part, l'Histoire ne s'écrit pas dans les années de jeunesse. Permettez que je vous recommande de former le plan sous l'idée que vous a donnée l'abbé Raynal, et entre-temps vous pourrez vous appliquer à recueillir des anecdotes et les faits les plus saillants. »
Napoléon serre les dents. Il faut se convaincre que Paoli reste le héros qu'on doit suivre. On est si jeune encore, vingt-deux ans ! Il faut donc accepter ce ton méprisant, cette fin de non-recevoir. Et rentrer en Corse, puisqu'on est corse et que c'est là-bas qu'on a déjà acquis un peu de cette notoriété et de cette influence sur les hommes sans laquelle rien n'est possible.
Et pourtant, par tant de côtés désormais, on se sent citoyen de cette nation française qui s'est libérée de ses chaînes, on ne hait plus ce peuple. On admire au contraire avec étonnement les « paysans fermes sur leurs étriers » et tout ce pays « plein de zèle et de feu ».
Mais il faut rentrer, retrouver la Corse, la famille qui a besoin de soutien. Il faut suivre Paoli.
Décision de raison plus que d'enthousiasme.
Napoléon écrit donc une nouvelle demande de congé d'un semestre.
Elle est refusée par le colonel Campagnol, qui commande le 4 e régiment d'artillerie. La situation ne permet pas au lieutenant en premier Napoléon Buonaparte d'obtenir un troisième congé, alors que le premier a duré vingt et un mois et le second dix-sept !
Napoléon ne s'avoue pas vaincu.
Un jour d'août, il prend la route pour se rendre au château de Pommier, dans l'Isère, la demeure familiale du maréchal de camp, le baron Du Teil, inspecteur général de l'artillerie.
L'officier n'est pas attaché aux idées nouvelles, mais il n'envisage pas d'émigrer. Et cependant on l'a déjà menacé comme « aristocrate ».
Quand, vers dix heures du soir, Napoléon frappe à sa porte, les domestiques tardent à ouvrir. Napoléon crie son nom plusieurs fois. On l'introduit enfin, et il se félicite aussitôt d'avoir fait le voyage.
Du Teil est heureux de le revoir. Il se souvient parfaitement de ce lieutenant en second qui l'avait étonné à Valence par son obstination au travail, ses qualités.
On parle métier. On déploie des cartes.
Durant plusieurs jours, Napoléon est l'hôte de Du Teil, qui ne résiste pas à la demande de Napoléon. Il accorde une permission de trois mois, avec appointements.
Au moment où il la signe, il regarde Napoléon avec bienveillance. « Vous avez de grands moyens, dit-il. Vous ferez parler de vous. »
Mais tout dépend des circonstances. C'est cela, la guerre.
Le 29 août, Napoléon est de retour à Valence, frémissant d'impatience.
Que Louis se prépare. Lui doit courir aux casernes, se faire payer par le quartier-maître trésorier, régler ses dettes, ses quotes-parts pour les banquets offerts par le régiment.
Le quartier-maître lui verse cent six livres, trois sols et deux deniers.
Rentré à la maison Bou, Napoléon houspille Louis. Mlle Bou s'interpose. Où est l'urgence ? Ils peuvent quitter Valence demain.
Demain ?
Qui sait de quoi sera fait demain ?
1- 1 lieue: environ 4 kilomètres.
11.
Napoléon, ce 15 septembre 1791, parcourt seul les rues d'Ajaccio. Il dévisage les passants qu'il croise. Son regard les oblige à le saluer ou à détourner la tête. Napoléon veut savoir : sur combien de Corses les Bonaparte peuvent-ils compter ?
Depuis qu'il a débarqué avec Louis, il y a quelques heures à peine, c'est la seule question que Napoléon se pose. Il a écouté d'une oreille distraite les propos de ses frères et sœurs.
Où est Joseph ? a-t-il demandé plusieurs fois.
C'est Lucien, puis Letizia Bonaparte qui ont expliqué que le fils aîné est à Corte, où sont rassemblés les trois cent quarante-six électeurs qui doivent désigner les députés à l'Assemblée législative. Joseph est candidat, comme prévu. Mais tout dépend de Pascal Paoli. Il contrôle le Congrès. Pas une décision ne se prendra contre lui. Les six députés à élire le seront parce qu'il l'aura voulu. À Ajaccio, Joseph a pour rivaux Pozzo di Borgo et Peraldi.
- Il les préférera à Joseph, murmure Letizia Bonaparte.
Napoléon se tait.
Il se souvient des camouflets que déjà Paoli lui a infligés.
- Mes fils sont trop français, ajoute Letizia.
Napoléon s'emporte, quitte la pièce, traverse le jardin à grandes enjambées puis marche lentement dans la rue Saint-Charles.
En cette fin d'après-midi, le soleil est encore chaud, mais l'ombre a déjà gagné les sommets, et la brise de mer glisse dans les ruelles, douce et légère.
Napoléon se dirige vers la place dell'Olmo. Il connaît chaque maison, chaque pavé. Il peut mettre un nom sur presque chaque visage. Il est chez lui. Cette intimité avec les lieux, les gens, les parfums, la couleur de ce crépuscule lui donnent un sentiment de force. Mais il est saisi aussi d'une inquiétude.
Il n'est à Ajaccio que depuis quelques heures, et il lui semble errer dans un labyrinthe. Rien ne lui est étranger. Il a parcouru tous les chemins. Il connaît tous les détours, tous les pièges, et pourtant il craint de ne pouvoir trouver l'issue, comme si la familiarité même de son pays l'y rendait impuissant.
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