Ils se battent depuis 1940. Ils n'ont pas eu de permission au pays, et on les renvoie au feu, en premier : c'est un « ticket pour l'enfer » !
Et ces vétérans des combats du désert protestent. Même protestation chez les soldats américains de la division Big Red One. Eux aussi savent ce qui les attend.
Dès le mois de janvier, des nageurs de combat ont été transportés par des sous-marins de poche jusqu'à proximité des plages choisies pour le Débarquement : celles de la côte normande.
Ils y ont pris pied, ont prélevé des échantillons de sable, tenté de dresser l'inventaire des obstacles - les pieux de Rommel, les mines, tous les éléments du Mur de l'Atlantique.
Ils ont imaginé les hommes débarquant, poitrines nues, face à ces nids de mitrailleuses installées au sommet des falaises, et décimés par les pièges disposés sur la plage.
Les pertes seront énormes.
Le général Eisenhower en est si conscient qu'il a préparé seul le texte qu'il lirait en cas d'échec du Débarquement, maintenant fixé dans la deuxième semaine de juin :
« Les débarquements dans la zone de Cherbourg-Le Havre n'ont pas réussi à conquérir une tête de pont suffisante et j'ai dû replier les troupes, écrit Eisenhower. Si quelque faute a été commise, j'en porte seul la responsabilité. »
Douloureux d'être contraint d'envisager aussi l'échec.
Mais celui qu'on appelle Ike est un homme résolu, méthodique, conscient de ses responsabilités.
Il sait qu'il tient la vie de centaines de milliers d'hommes entre ses mains.
Alors, il prend toutes les précautions.
Il a depuis le mois d'avril exigé que les services météorologiques lui remettent chaque lundi des prévisions à trois jours afin de pouvoir évaluer leur fiabilité.
Une tempête creusant une forte houle dans la Manche peut compromettre les chances du débarquement, en submergeant les barges, en rendant les soldats malades. Une visibilité insuffisante peut empêcher l'utilisation efficace de l'aviation dont le rôle est majeur.
Des bourrasques de vent peuvent déporter les milliers de planeurs et de parachutistes loin des zones prévues pour leur atterrissage, et les livrer ainsi à la mort accidentelle ou à l'ennemi.
C'est à Eisenhower de trancher, de prendre la décision ultime.
Il doit agir en oubliant les vanités des généraux qui l'entourent : Patton, le brutal et le mystique, Bradley, le pragmatique sans prétention.
Ceux-là sont américains, mais il y a les Britanniques. Et d'abord, le maréchal Montgomery - Monty, - héros d'El-Alamein, mais hautain et vaniteux. Ike connaît le jugement que Monty porte sur lui, « l'Américain » : « un brave gars, mais pas un soldat ».
Alan Brooke, le chef d'état-major impérial, est aussi sûr de la supériorité militaire des officiers et des soldats britanniques que l'est Monty.
« Il ne fait aucun doute, écrit Brooke, que Ike est disposé à faire tout son possible pour maintenir les meilleures relations qui soient entre Britanniques et Américains, mais il est tout aussi clair qu'il n'y connaît rien en stratégie et que, pour ce qui relève de la conduite de la guerre, il n'est pas du tout fait pour le poste de "commandant suprême". »
Mais Ike est ce commandant suprême et il ne peut se laisser entraîner dans les querelles dérisoires, ou être blessé par des propos qu'il connaît, mais qu'il préférerait oublier.
Et il doit entendre aussi les conseils de Churchill qui se considère comme un chef de guerre à qui les généraux doivent obéissance.
Et il doit affronter les exigences et les récriminations de De Gaulle.
Alors, il fait installer dans le parc de son quartier général - une grande demeure, Southwick House - une caravane camouflée. Il se détend dans sa « roulotte de cirque », essayant d'oublier pour quelques dizaines de minutes la tension qui augmente au fur et à mesure que s'approche le 1 erjuin.
Le 30 mai, le Feldmarschall von Rundstedt, commandant en chef des forces armées de l'Ouest, assure au Führer que rien n'indique que l'invasion soit immédiate.
15.
Au contraire du Feldmarschall von Rundstedt, les Français en ce mois de mai 1944 sont persuadés que le Débarquement est pour dans quelques jours.
Les dés roulent. Les hommes changent.
Les préfets nommés par Vichy lorgnent sur la Résistance, et la Gestapo en arrête une dizaine. Elle interpelle aussi des hommes qui furent les plus proches conseillers de Pétain.
Le Maréchal se confie au représentant de la Suisse qui, notant les termes de cette conversation intime, souligne combien Pétain manifeste sa détresse.
« Très nerveux, très déprimé, Pétain me fit remarquer qu'on lui avait enlevé ses conseillers, qu'il n'avait aucune expérience politique, qu'il avait été victime d'une pression inouïe... Il avait cédé souvent, trop souvent... »
Il a à nouveau cédé puisqu'il a obéi aux Allemands qui l'obligent à quitter Vichy.
Il ne le regrette pas.
Il a pu parler aux Parisiens. Il s'est rendu à Rouen, mais les décombres du centre de cette ville bombardée l'empêchent de pénétrer dans la cathédrale. Il regagne sa résidence, le château de Voisins, proche de Rambouillet. Il y reçoit Laval, Déat, Darnand, et même von Rundstedt.
On perçoit comment, habilement, il se dégage de la collaboration, évoque ses « gardiens » auxquels il réussit à échapper afin d'aller à la rencontre des Français. Il renoue ainsi avec l'image qu'il donnait en juin 1940.
Quand le 19 mai le conseiller allemand Renthe-Fink lui indique que le gouvernement du Reich souhaite le voir regagner le centre de la France, le château de Lonzat situé à 17 kilomètres de Vichy, afin d'être éloigné des côtes françaises, Pétain accepte, mais veut rendre visite aux villes sinistrées de l'Est.
Les Allemands accèdent à sa demande, et voici Pétain sur la place Stanislas à Nancy.
« Il n'a pas été facile de venir jusqu'à vous. Il a fallu négocier, mais j'ai réussi à m'échapper », dit-il.
On l'acclame. Le soir, à l'hôtel de ville, 500 notables se pressent pour le saluer.
Il se rend à Épinal, à Dijon.
Le 5 juin, il est à Lyon. Il visite les blessés des bombardements et rencontre Charles Maurras.
Ce 5 juin, les premiers parachutistes, des Français, ont été largués en Bretagne, en Normandie.
Laval téléphone au Maréchal et lui conseille devant la gravité de la situation de rentrer immédiatement à Vichy.
Pétain s'obstine, il veut se rendre à Saint-Étienne, ville ouvrière qui l'avait acclamé en 1941.
On l'applaudit.
D'un signe de main, il fait cesser les ovations.
« Grâce à vous, dit-il, je pars plus fort pour accomplir ma tâche. »
La foule entonne La Marseillaise.
Pétain murmure :
« Où sont mes amis ? Où sont mes ennemis ? Avec les Allemands, c'est tout simple. Mais les autres ? Les Français m'acclament quand ils me voient. Mais demain, ils me renieront et ne me pardonneront pas de les avoir sauvés. »
Pétain a ainsi, durant ce mois de mai 1944, dessiné la silhouette qu'il veut présenter aux Français : celle du vieux sage, plein de compassion et d'esprit de sacrifice. Et souvent incompris par un peuple versatile.
Mais les Français, même si quelques milliers d'entre eux se pressent sur les places pour le voir, l'écouter, l'applaudir, ne se soucient plus de lui.
Les comptes sont faits.
La faim les tenaille. Les bombes « alliées » les tuent et rasent leurs quartiers. Allemands et miliciens torturent, déportent, pendent, brûlent, fusillent.
D'ailleurs, en ce mois de mai 1944, les Français ont une préoccupation obsédante. Ils se livrent à chaque instant de chaque jour à la recherche obstinée, angoissée, d'aliments.
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