La Hongrie, dit-il, occupe une place cruciale dans la lutte contre le bolchevisme. Le Reich a besoin de l'essence qu'elle produit. Mais là n'est pas le plus important : 600 000 Juifs vivent tranquillement en Hongrie. Ils ont « enjuivé » le pays ! Ils sont une menace pour le Reich, pour l'Europe.
« Demain, 19 mars, dit Hitler mettant fin à l'entretien, la Wehrmacht occupera la Hongrie. Ou bien le régent Horthy s'incline et l'occupation se fera sans effusion de sang, ou bien... »
Horthy se soumet.
Le régent n'a pas le choix.
Le train qui le ramène à Budapest est suivi par des convois de troupes allemandes.
Eichmann et son « Unité d'intervention spéciale de Hongrie » arrivent à Budapest dès ce 19 mars 1944.
Himmler vient de répéter aux officiers SS qu'il a réunis :
« Il faut exterminer la juiverie avec armes et bagages. C'est certainement la solution la plus cohérente, même si elle est aussi la plus brutale.
« La plupart d'entre vous savent ce que ça veut dire, 100 cadavres côte à côte ou 500 000 couchés là. Avoir continué à le faire jusqu'au bout et - à part une poignée d'exceptions dues à la faiblesse humaine - être restés corrects, c'est ce qui nous a trempés.
« Car nous devons assumer la responsabilité de résoudre complètement cette question pour notre époque. »
Il suffit de quelques jours pour que la machine à exterminer se mette à tourner.
Les SS et les hommes de Eichmann ne sont qu'une poignée, mais la gendarmerie hongroise - sous l'œil compréhensif, approbateur de la population - est à leur service et agit avec célérité et même enthousiasme.
Le port de l'étoile jaune est rendu obligatoire.
La Gestapo arrête à Budapest plusieurs milliers de Juifs appartenant à l'élite sociale. Des camps de concentration sont ouverts en Autriche.
Dans les provinces hongroises, on crée des ghettos et des camps. Et le 14 mai 1944 partent les premiers convois pour Auschwitz.
Le « Conseil juif », créé par les nazis pour représenter la communauté juive, sait - et des milliers de Juifs savent - ce qu'il advient à Auschwitz.
Des évadés du camp d'extermination ont établi un « Protocole d'Auschwitz » détaillé, décrivant les étapes qui conduisent aux chambres à gaz.
Les services hongrois de la BBC ont, à plusieurs reprises, diffusé ces informations.
Mais que faire ?
Huit mille Juifs proches des membres du Conseil réussissent grâce à leurs relations à fuir la Hongrie.
Mais 438 000 Juifs, en quelques semaines, sont envoyés à Auschwitz.
Les Hongrois arrivent par trains entiers, deux ou trois par jour. Presque tous les convois aboutissent directement aux chambres à gaz, car les camps de travail sont pleins. Dès lors, les crématoires sont sous pression. On y brûle jusqu'à 40 000 cadavres par jour.
Les cheminées laissent échapper des flammes de dix mètres, visibles la nuit à des lieues à la ronde. Et flotte dans l'air une odeur entêtante de chair brûlée.
On brûle les corps dans des fosses en plein air.
Höss, le commandant du camp d'Auschwitz, explique d'une voix calme :
« Il fallait attiser le feu dans les fosses, vider l'excès de graisse et retourner constamment la montagne de cadavres en sorte que le courant d'air attise les flammes. »
Trois cent quatre-vingt-quatorze mille Juifs hongrois ont été gazés dès leur arrivée à Auschwitz.
12.
L'odeur de mort ne flotte pas seulement autour d'Auschwitz.
Les soldats russes qui, dans leur offensive du printemps 1944, approchent d'Odessa, puis de Sébastopol, chassant les Allemands de toute la Crimée, reconnaissent cette puanteur de chair morte dans chaque village, le long des routes.
« Le général Koniev a des principes bien établis quant aux cadavres, dit le major Kampov : il faut s'en débarrasser dans les trois jours en hiver, dans les quarante-huit heures en été. »
Mais aux cadavres de soldats - russes et allemands - se mêlent ceux de milliers de chevaux, se décomposant au bord des routes, ces « fleuves » de boue.
Respirer cet air « pourri » donne envie de vomir.
Marcher dans cette boue est un calvaire.
« Des coussins d'une livre de boue collent aux bottes des soldats, raconte Vassili Grossman. Parfois, ils ne parcourent pas plus d'un kilomètre en une heure tellement ce chemin est pénible. Il n'y a pas un endroit sec à des dizaines de kilomètres à la ronde et pour souffler ou se déchausser les soldats s'asseyent dans la boue.
« Les servants de mortiers font route à côté des fusiliers, chacun portant sur soi une demi-douzaine de bombes accrochées avec des ficelles sur le dos et sur la poitrine.
« Peu importe, disent les soldats, pour les Allemands c'est encore pire, pour les Allemands c'est la fin. »
Mais la boue ne recouvre pas les cadavres, elle les emprisonne, elle colle à eux comme un sarcophage. Elle décompose les chairs qui se confondent dans les fosses communes. Car les Allemands ont massacré les Juifs de chaque ville et de chaque village.
Ils se sont conduits en bourreaux, en propriétaires d'esclaves.
« Je connais un village, témoigne un paysan où le SS ordonnait au starosta - le "maire" nommé par les Allemands et dont le SS est le maître - de lui procurer chaque nuit des jeunes filles, y compris des filles de 13 ou 14 ans. »
Le 10 avril, les Russes entrent à Odessa.
Les Allemands ont eu le temps de transformer en amas de décombres le port, la plupart des usines et plusieurs grands immeubles.
Ils ont fait sauter les conduites d'eau, les centrales électriques. Il faut creuser des puits pour avoir de l'eau !
Le correspondant du Sunday Times , Alexander Werth, écrit que la ville « n'est plus tout à fait l'Odessa que j'ai connue jadis ».
C'est une ville sans Juifs, alors que leur importante communauté avait joué un rôle essentiel dans le développement du grand port de la mer Noire. Ils ont été déportés, abattus, pendus, exterminés.
Certains se sont réfugiés dans les catacombes de la ville, là où se sont aussi terrés les « partisans », et les déserteurs de la Wehrmacht, Alsaciens, Polonais, Slovaques.
Dans ces souterrains où s'abritaient quelques milliers de partisans, plusieurs nids de mitrailleuses défendaient l'accès des couloirs principaux, les vivres de secours, les puits et les dépôts d'armes.
Mais c'est l'armée Rouge et non les « partisans des catacombes » qui ont libéré la ville.
Et après quelques jours, les Russes lancent une nouvelle offensive dont le but est la reconquête de la Crimée et de Sébastopol, cet autre grand port de la mer Noire.
Dans son Grand Quartier Général, Hitler laisse éclater sa colère.
Le colonel-général Jeanicke vient d'oser dire qu'il ne peut pas tenir Sébastopol.
Les Russes, argumente-t-il, disposent de 470 000 hommes, d'un matériel considérable. Leur flotte contrôle la mer Noire et on ne pourra évacuer les troupes. Pas de Dunkerque possible à Sébastopol.
Nous sommes 50 000, dit Jeanicke.
Hitler hurle. Qui parle de Dunkerque !
La Crimée, dit-il, a été le « dernier bastion des Goths ». Il compte même finir ses jours, après la victoire, dans le Palais des Tsars !
Il ne veut pas que la Crimée devienne le porte-avions de la Russie d'où l'on s'envolera pour frapper l'Allemagne et les puits de pétrole roumains de Ploiesti.
Jeanicke est limogé.
Le colonel-général claque les talons et rédige aussitôt un message d'adieu à ses hommes.
« Le Führer m'a appelé à d'autres fonctions. Je dois donc dire un adieu amer à mon armée.
« C'est avec une profonde émotion que je me souviendrai de votre courage exemplaire.
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