« La Résistance française, dans la nuit de son cachot, dans les ténèbres de la clandestinité, peut dire ce que disait le martyr devant le tyran : "Ma nuit n'a pas d'ombre." »
Mais il y a tous ceux qui n'ont pas choisi l'engagement, qui ont vécu au jour le jour, emprisonnés par les contraintes de la vie quotidienne : se nourrir, protéger les siens. Ceux-là ont cru longtemps à tous les mensonges. Beaucoup y croient encore.
« On ne gouvernera jamais qu'avec les Français », dit de Gaulle à Georges Boris, l'un de ses premiers compagnons.
Il hésite, puis il ajoute :
« Ils ont été pétainistes. »
Les badauds, à Vichy, applaudissent le dimanche le maréchal Pétain quand il assiste à la relève de la garde, sur le seuil de l'hôtel du Parc, puis au lever des couleurs.
Des jeunes filles s'avancent, lui offrent de jolis bouquets - exprimant de façon touchante la vénération de la population « tout entière », peut-on lire dans les journaux.
Un autre article décrit avec des accents martiaux la parade militaire de la garde du Maréchal : « ... venaient en tête les motocyclistes, leurs mitrailleuses pointées, le chef debout dans le side-car... »
Images factices, scènes d'opérette : la France est bombardée chaque jour. Le peuple a faim. La mort rôde. Et Pétain joue son rôle avec de brefs instants d'agacement, de mauvaise humeur qui ne vont jamais jusqu'à la résistance déterminée aux Allemands.
« J'en ai assez de cette vie, confie-t-il. Il me faudrait une semaine de calme. Je ne pourrai durer indéfiniment. Je suis en prison, je ne peux pas réfléchir. Je ne comprends plus ce que je lis. Ce n'est pas une vie. »
Il est vrai que l'hôtel du Parc est une forteresse. Chaque soir, des gardes armés vérifient et ferment toutes les issues. Les Allemands redoutent que les maquisards n'enlèvent Pétain. Ils ne savent pas que Pétain a refusé de fuir Vichy.
Ils ignorent aussi - comme Laval et les ministres - que Pétain veut gagner Paris pour assister à la messe que le cardinal Suhard célébrera en souvenir des nombreuses victimes des bombardements alliés.
Une foule de plusieurs milliers de personnes s'est rassemblée le 26 avril sur la place de l'Hôtel-de-Ville où se rend Pétain après la messe à Notre-Dame.

Ovations. Émotion. Pétain improvise un bref discours. La foule est saisie par cette voix tremblante et fragile qui touche en ces temps de violence. Et la faiblesse de Pétain garantit sa sincérité.
« Mesdames, messieurs, commence Pétain.
« Je viens vous faire une visite. Je ne peux pas m'adresser à chacun de vous en particulier, c'est impossible, vous êtes trop nombreux, mais je ne voulais pas passer à Paris sans venir vous saluer, sans venir me rappeler à votre bon souvenir.
« Je suis venu ici pour vous soulager de tous les maux qui planent sur Paris, j'en suis encore très attristé.
« Mais c'est une première visite que je vous fais... J'espère bien que je pourrai venir facilement à Paris sans être obligé de prévenir mes gardiens. Je viendrai tout à l'aise... Je pense beaucoup à vous... Soyez sûrs que dès que je pourrai, je viendrai et alors ce sera une visite officielle. Alors, à bientôt j'espère... »
Une hésitante et timide Marseillaise s'élève quelques instants puis retombe.
Les Allemands fabriquent la version « officielle » de ce discours. Ils y ont glissé le nom de Pierre Laval.
Et ils tirent la leçon de ce voyage, qui a permis à Pétain, en quelques mots, de se présenter en « prisonnier », de réorganiser son espace politique. Ils veulent isoler le Maréchal de ses conseillers, et le dimanche 7 mai 1944, un long cortège de 19 voitures - 12 chargées de policiers allemands - le conduit au château de Voisins, en Île-de-France.
Désormais, il n'est plus maître du choix de sa résidence.
Il négocie avec les Allemands le texte d'un communiqué qui marquera son opposition à ce déplacement.
« Le motif invoqué est la sûreté de sa personne... Devant l'exigence qui lui est présentée et en raison des circonstances, le Maréchal se rendra cependant dans les environs de Paris. Mais le siège du gouvernement reste toujours à Vichy où le Maréchal reviendra dès que les circonstances qui motivent son éloignement auront cessé d'exister. »
Ce même dimanche 7 mai, à Tunis, devant une foule immense, de Gaulle déclare :
« Nous savons où est la France. Nous savons qu'elle est dans un peuple ouvertement ou secrètement dressé contre l'envahisseur. À ceux qui n'auraient pas les mêmes certitudes... nous leur proposons de venir demain avec nous aux rendez-vous du peuple de France... dans n'importe lesquels de nos villes et de nos villages une fois délivrés ou enfin quelque part entre l'arc de triomphe de l'Étoile et Notre-Dame de Paris. »
11.
De Gaulle a plusieurs fois imaginé depuis les mois noirs de mai et de juin 1940 ce jour où, mêlé au peuple de Paris, il descendrait les Champs-Élysées.
Les vers d'Edmond Rostand, lus, appris durant son adolescence, lui viennent encore en mémoire :
Je ne veux que voir la victoire !
Ne me demandez pas : « Après ? »
Après, je veux bien la nuit noire
Et le sommeil sous les cyprès !
Il les murmure en ce mois de mai 1944, alors qu'il inspecte les troupes françaises déployées sur le front italien, le long du Garigliano.
Elles sont commandées par les généraux Montsabert et Juin. Ce dernier, que de Gaulle a connu à Saint-Cyr, s'est longtemps, trop longtemps, rangé derrière le maréchal Pétain et l'amiral Darlan.
Mais aujourd'hui Juin mène ses troupes à l'assaut des défenses allemandes et s'il les perce la route de Rome est ouverte.
Dans une guerre, la légitimité d'une nation se conquiert par sa participation aux combats.
C'est pourquoi de Gaulle a voulu qu'il y ait des troupes françaises sur chaque champ de bataille.
De Gaulle a fait Compagnon de la Libération le régiment de chasse aérien Normandie qui, doté d'une cinquantaine d'appareils, livre bataille dans le ciel de Russie, dans la région d'Orel, du Niémen.
Cette escadrille Normandie-Niémen s'est distinguée par le courage de ses pilotes, Pouliquen, Tulasne, Armand, sur ce terrible front de l'Est, où s'est jouée en 1942-1943 la guerre.
Et dans l'attente du second front, c'est encore en Russie que les combats décisifs ont lieu.
Hitler, même s'il déclare que dès le Débarquement allié - l'« invasion », disent les Allemands, - le front de l'Ouest sera déterminant, sait bien que l'armée Rouge est le péril majeur.
Toutes les nations de l'Europe centrale, Roumanie, Hongrie, Yougoslavie, un temps alliées, cherchent, devant les victoires russes, à se dégager de l'Alliance allemande.
La Roumanie l'a déjà fait : les divisions roumaines ont déserté et se sont rangées du côté russe.
Les peuples de Yougoslavie se sont divisés. Les Serbes combattent la Wehrmacht, et les Croates les Serbes. Là, dans ces Balkans, se livrent des luttes sauvages. Les musulmans ont constitué des divisions commandées par des officiers allemands et se conduisent avec férocité.

Reste la Hongrie, dirigée par le régent Horthy.
De nombreux signes indiquent qu'elle s'apprête à changer de camp.
Le 18 mars 1944, Hitler convoque Horthy à Klessheim.
Le Führer est brutal.
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