Ils ont leurs cartes d'alimentation, leurs « tickets » de rationnement, de quoi agoniser de faim, et laisser dépérir les enfants.
Alors, on achète au « marché noir » tout ce qui peut se manger, légumes, viande, qu'on pèse dans les arrière-boutiques, les caves, les appartements.
On parcourt à bicyclette les routes de campagne, on va chez les « paysans » acheter ce qu'ils veulent bien vendre.
Un litre d'huile, en Provence, se monnaye à 1 000 francs.

Un repas au marché noir dans un restaurant à la mode - qui est toujours complet - dévore le salaire mensuel d'un ouvrier.
Mais ceux qui se goinfrent ont de l'argent facile.
Ils « trafiquent » avec les Allemands, ils sont agents de la Gestapo, délateurs, policiers. Ils sont assis à la table voisine de celle où banquettent des résistants. On se côtoie, on s'ignore. On se tuera bientôt. « Drôle de guerre ! »
Les « restrictions » sont de plus en plus sévères. Elles annoncent le temps des combats quand « ils auront enfin débarqué ».
Chaque Parisien est invité le 7 mai à constituer une réserve d'eau de quarante-huit heures...
Tout à coup, c'est le hurlement des sirènes. L'« alerte ». Près de 10 000 avions de combat franchissent chaque jour la Manche pour aller déverser leurs milliers de tonnes de bombes sur tous les nœuds ferroviaires, et même les gares qui ne le sont pas.
Les bombardiers volent à très haute altitude : les bombes détruisent des quartiers souvent éloignés des gares. Les rues ne sont plus que des amas de décombres d'où l'on retire des corps que l'explosion a fait éclater, a écorchés vifs. Ils sont roses comme des pantins énormes.
Pour les 26 et 27 mai - journées ordinaires dans la succession des bombardements, - on peut dresser la liste des victimes par villes ou par régions : Région parisienne (240 morts, 422 blessés), Nice (316 morts, 475 blessés), Chambéry (300 morts, 600 blessés), Avignon (380 morts, 600 blessés), Amiens (385 morts, 150 blessés), Lyon (600 morts, 500 blessés), Saint-Étienne (870 morts, 1 400 blessés), Marseille (1 976 morts, 1 323 blessés), 1 500 morts dans le bombardement des gares de Paris-La Chapelle et de Villeneuve-Saint-Georges.
Reims, Rouen, Metz, Troyes, Nantes, Cambrai, Valenciennes, etc. Encore des centaines de victimes.
On pourrait dresser une autre liste, ville par ville, village par village, celle des torturés, des fusillés, des pendus, des décapités.
Mais le total est difficile à établir car les cadavres sont jetés dans des fosses vite refermées, parfois exécutés en Allemagne. Il y a les « résistants » et les otages, ceux qui ont été dénoncés et ceux qui sont abattus après d'âpres combats.
Des centaines de morts, en ce mois de mai 1944 qui doit effacer celui de 1940, et dont on est sûr qu'il annonce le Débarquement, la Libération, parce que bombardements alliés et répression allemande confirment que chacun des adversaires prépare le terrain à sa manière.
Les Alliés veulent rendre impossibles les transferts d'unités de la Wehrmacht et des SS d'un point à l'autre du pays. La Gestapo veut démanteler, décapiter le dispositif de la Résistance qui à la veille du Débarquement prépare l'insurrection nationale.
Les maquis se renforcent en hommes, mais manquent d'armes en dépit des appels du général de Gaulle afin qu'on organise des parachutages.
En ce mois de mai, autour des plus importants maquis - mont Mouchet, Vercors, - les Allemands concentrent des troupes. Ils ne peuvent accepter ces « forteresses » sur leurs arrières.
La sagesse devrait inciter à la dispersion des maquisards, au choix de la guérilla. Mais l'enthousiasme, l'impatience, le désir de s'emparer du glaive brisé en mai 1940 et de restaurer l'honneur des armes conduisent à l'affrontement.
On pressent, on constate que les Allemands sont décidés à frapper et que le temps de la mesure, des précautions est achevé. Ils ne sont plus, ne veulent plus être des occupants « korrects ».
Ils arrêtent les évêques de Clermont-Ferrand, d'Agen, de Montauban.
Ce dernier, Mgr Théas, proteste depuis 1942 contre les mesures antisémites des nazis. Il a été avec Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, l'auteur de nombreuses lettres pastorales dénonçant les violences nazies. Mgr Saliège, grand infirme, ne pouvant être transporté, c'est son plus proche collaborateur, Mgr de Solage, qui est arrêté en même temps que l'évêque d'Albi.
Ces jours de mai 1944 sont jours de vérité.
16.
L'heure de vérité.
Ils sont 176 000 soldats en ces premiers jours du mois de juin 1944 à l'attendre.
Trois divisions aéroportées - deux américaines, les 82 eet 101 eAirborne, une britannique, la 6 eAirborne - sauteront dans la nuit qui précédera le Débarquement.
Mais quelle nuit ?
Celle du dimanche 4 au lundi 5 juin ?
Les hommes déjà embarqués sur les barges - certains vomissent leurs entrailles car la houle est forte - l'ont cru.
Puis sont arrivées les prévisions météorologiques et Eisenhower a décidé de retarder d'un jour l'heure H, nuit du lundi 5 au mardi 6 juin.
Les météorologistes ont, avec prudence, annoncé qu'il y aurait une accalmie au sein d'une dépression profonde, avec avis de tempête.
Eisenhower a misé sur ces heures-là.
Et les soldats des six divisions alliées - trois américaines, deux anglaises et une canadienne - savent que le compte à rebours a commencé : que l'heure de vérité sonnera pour beaucoup d'entre eux comme un glas, dans la nuit du 5 au 6 juin 1944 pour les troupes aéroportées, et dans la journée du mardi 6 juin pour les fantassins.
Les généraux américains des troupes aéroportées vont sauter avec leurs hommes.
« Avant qu'une nouvelle aube se lève, dit l'un d'eux, je veux plonger ce couteau - il retire un long couteau de sa botte - dans le cœur du nazi le plus vicelard, le plus salopard et le plus dégueulasse de toute l'Europe. »
Un autre conseille de se battre la nuit au couteau, car ce n'est qu'au corps à corps que l'on reconnaît, dans l'obscurité, l'ennemi.
« Il nous prévient aussi que si nous faisons des prisonniers, ceux-ci nous entraveraient dans notre action. Nous devrions donc nous en débarrasser de la façon que nous jugerions la meilleure. »
« N'oubliez pas que vous y allez pour tuer ou que c'est vous qui serez tués », rappelle un autre général.
Un officier ajoute :
« Regardez le type qui est sur votre droite et regardez celui qui est sur votre gauche. Sur vous trois, il n'en restera qu'un après la première semaine en Normandie. »
Il n'est prévu l'intervention de la 2 eDivision française Blindée (2 eDB) de Leclerc qu'après le 1 eraoût.
Les escadrilles des Forces Aériennes Françaises Libres et 12 navires français (sur 7 000 de l'armada alliée) participeront au Débarquement, ce Jour J, ce D-Day.
Trente-deux parachutistes français appartenant au 4 eSAS - Special Air Service - seront largués en Bretagne, premiers parachutistes à toucher la terre de France. Et ils soulèveront la Bretagne !
Le 6 juin, 177 hommes du 1 erbataillon de fusiliers marins, commandos du commandant Philippe Kieffer, doivent s'emparer le matin du mardi 6 juin du bunker de Ouistreham.
La participation des Français Libres au D-Day est donc symbolique.
Roosevelt et Churchill ne veulent pas ajouter à la gloire et à la représentativité du général de Gaulle, qu'ils estiment trop sourcilleux, trop soucieux de l'indépendance française.
Ainsi, pour les relations entre de Gaulle et les Alliés, ces six premiers jours du mois de juin sont aussi des jours de vérité.
Читать дальше