Que savent-ils, ceux qui me jugent, de la nécessité qui empoigne celui qui commande ?
« Il y a des cas où dépenser des hommes est une économie de sang. »
C'est pour toutes ces guerres qu'il a faites et gagnées qu'il veut la paix.
Il le répète à Talleyrand. Il faut faire comprendre à l'Angleterre que le désir de conclure un traité est sincère.
- Expliquez-leur, citoyen ministre, que, dans la position où se trouve la France, je fais de la diplomatie avec toutes les puissances et que j'ai pris pour règle de ne jamais donner une teinte de mauvaise foi.
Talleyrand entend-il ?
Napoléon hausse le ton. Talleyrand doit, comme dans la négociation avec le pape qui n'en finit pas, fixer une limite.
- Si on veut nous pousser plus loin, je suis décidé à rompre, et je veux que tout soit fini avant le 10 vendémiaire (2 octobre).
Napoléon s'avance vers Talleyrand :
- Dites cela avec quelque fierté : ils risquent de tout perdre, comme l'empereur d'Autriche, s'ils veulent avoir davantage.
Mais que peuvent les mots si les armes, la force ne les soutiennent pas ?
Napoléon convoque les généraux et les préfets : il veut que de la Gironde aux bouches de l'Escaut, on construise des redoutes, on rassemble des pièces d'artillerie, on arme des navires de toutes tailles, on mette en place partout les postes du télégraphe. L'Angleterre doit craindre l'invasion et savoir qu'elle ne peut rien contre la République. La flotte de Nelson a, à deux reprises, été repoussée à Boulogne par l'amiral Latouche-Tréville. Voilà l'exemple qu'il faut suivre. C'est à coups de canon qu'on fait entendre raison.
Le 11 octobre 1801, à la Malmaison, un courrier apporte la nouvelle : les préliminaires de paix ont été signés à Londres. L'Angleterre s'engage à restituer leurs colonies à la France, à l'Espagne et à la Hollande. Malte sera rendue aux chevaliers de Saint-Jean, et l'île d'Elbe sera sous la souveraineté française.
Napoléon médite quelques minutes, tenant la dépêche en main. Rien n'est dit sur l'extension territoriale de la France sur le continent ; la Louisiane, Saint-Domingue, le commerce maritime ne sont pas davantage mentionnés. On a évité ainsi ce qui faisait vraiment question.
« Qu'on fasse tonner le canon, dit Napoléon. Et qu'on proclame la signature dans Paris, ce soir, avec des flambeaux. »
Dans les rues de la capitale, on crie : « Vive la République ! Vive Bonaparte ! » À Londres, l'aide de camp de Napoléon, Lauriston, venu ratifier les préliminaires, est accueilli avec enthousiasme. On dételle les chevaux de sa voiture, que la foule tire elle-même dans la ville illuminée.
Napoléon sourit en voyant s'avancer Talleyrand qui, ne pouvant dissimuler sa déception, dit d'une voix un peu trop aiguë qu'il a appris la signature des préliminaires de paix en entendant tonner le canon des Invalides.
- Ne suis-je pas Hic ? dit Napoléon.
Hic , masculin !
Cette manière qu'a eue Talleyrand de le désigner, lui convient. Il se sent pleinement mâle. Il ne se prive ni de Mme Branchu, ni de Mlle Duchesnois, ni de Joséphine.
Lorsqu'il regarde les hommes rassemblés autour de lui, au Conseil d'État, dont il préside certaines séances consacrées à l'étude du code civil, il a la certitude de dominer, par la vigueur de son esprit et de son corps, ces dignitaires qui, d'ailleurs, dépendent de lui.
Il écoute Portalis présenter son rapport sur le code civil. L'homme lit lentement, parce que, à près de cinquante-cinq ans, il perd la vue. La mémoire et l'intelligence sont vives, mais le corps ne suit plus.
Je n'ai que trente-deux ans !
Je viens de ratifier le Concordat, enfin approuvé à Rome par le Sacré Collège des cardinaux.
Une boîte de diamants de quinze mille francs a été offerte au cardinal Consalvi, et une de huit mille francs à Mgr Spina, plus douze mille francs à distribuer dans les bureaux de la secrétairerie d'État.
Les hommes sont les hommes. « Et les hommes sont comme les chiffres : ils ne prennent de valeur que par leur position. »
Hic , masculin !
Portalis est en train de parler de l'article consacré, dans le code civil, au mariage. Il est partisan du maintien du divorce. Mais, explique-t-il, « l'infidélité de la femme suppose plus de corruption et a des effets plus dangereux que celle du mari ». Le divorce sera donc de droit pour le mari si la femme est adultère, mais le mari ne sera considéré comme fautif que s'il a introduit sa concubine dans la maison commune.
Portalis se penche vers Napoléon, quête une approbation.
Divorce : il y a pensé, rentrant d'Égypte, averti des infidélités de Joséphine.
Aujourd'hui, dans sa famille - ses frères Joseph et Lucien, ses sœurs, Pauline et même Élisa, peut-être sa mère -, on souhaite le divorce, on en rêve.
Napoléon commence à répondre lentement. « Qu'est-ce qu'une famille dissoute ? Que sont les enfants qui n'ont plus de père ? Qui ne peuvent confondre dans les mêmes embrassements les auteurs désunis de leur jour ? Ah, gardons-nous d'encourager le divorce ! De toutes les modes, ce serait la plus funeste. N'imprimons pas le sceau de la faute à l'époux qui en use mais plaignons-le comme un homme auquel il est arrivé un grand malheur. Que les mœurs repoussent la triste ressource que la loi n'a pu refuser aux époux malheureux. »
Il se lève et dit d'une voix forte :
« Il faut que la femme sache qu'en sortant de la tutelle de la famille elle passe sous celle du mari. »
13.
Deux ans déjà, depuis le 18 Brumaire !
Napoléon, en cette nuit du 8 au 9 novembre 1801, ne dort pas. Il ne cherche pas à se souvenir de tout ce qu'il a accompli depuis deux années. Il marche dans son cabinet des Tuileries. Il n'a pas réveillé Roustam. Il ne veut pas prendre un bain chaud.
Il va vers sa table. Il parcourt la proclamation qu'il a rédigée hier soir et qui doit être lue ce matin. Il l'a écrite, comme à son habitude, d'un seul trait : « Français, vous l'avez enfin tout entière, cette paix que vous avez méritée par de si longs et si généreux efforts ! Le monde ne vous offre plus que des nations amies... À la gloire des combats faisons succéder une gloire plus douce pour les citoyens, moins redoutable pour nos voisins. »
Il a dit ce qu'il espère, ce que le peuple souhaite, mais il sait bien que rien n'est achevé et, même s'il a dû en quelques phrases exalter ce qui a été accompli, il est persuadé que tout reste à faire, puisque rien n'est assuré.
La paix ? Londres en a signé les préliminaires, mais chaque jour qui passe montre qu'elle est sur ses gardes, jalouse de ses droits. Sans doute n'est-ce qu'une pause.
Il y a quelques jours, Fox, l'un des grands parlementaires anglais, est venu à Paris. Ils ont parlé, mais Fox s'est à chaque projet montré inquiet.
Lorsqu'il a visité, au Louvre, l'exposition des produits des manufactures françaises, il avait le visage soucieux du représentant d'une nation commerçante qui se rend chez un concurrent.
Quelqu'un a eu la bêtise, en offrant un globe terrestre au Premier consul, de déclarer en montrant du doigt l'Angleterre, combien cette nation était petite ! Fox s'est enflammé : « Oui, a-t-il dit, c'est dans cette île si petite que naissent les Anglais, et c'est dans cette île qu'ils veulent tous mourir. » Puis il a pris le globe entre ses bras et a ajouté : « Pendant leur vie ils remplissent ce globe entier et l'embrassent de leur puissance. »
Je n'ai pu qu'approuver.
Mais à chaque instant je sens la résistance de l'Angleterre, alors que la paix n'est pas encore conclue .
L'annonce du départ pour Saint-Domingue d'une expédition dirigée par le général Leclerc et destinée à reconquérir l'île où les Noirs, avec à leur tête l'un d'eux, Toussaint-Louverture, ont pris le pouvoir, les inquiète. Or, il s'agit d'une colonie française qu'ils ne revendiquent pas.
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