- Eh bien, monsieur le cardinal, lance-t-il, vous avez voulu rompre ! Soit. Je n'ai pas besoin du pape. Si Henri VIII, qui n'avait pas la vingtième partie de ma puissance, a su changer la religion de son pays et réussir dans ce projet, bien plus le saurai-je faire..
Les deux cent cinquante invités au dîner ont les yeux tournés vers Napoléon et Consalvi.
Il faut frapper encore plus fort.
- En changeant la religion en France, reprend Napoléon, je la changerai dans presque toute l'Europe, partout où s'étend l'influence de mon pouvoir. Rome s'apercevra des pertes qu'elle aura faites ; elle les pleurera, mais il n'y aura plus de remède.
Napoléon s'éloigne de Consalvi, ajoute d'une voix haute pour que tous les invités entendent :
- Vous pouvez partir, c'est ce qui vous reste de mieux à faire. Vous avez voulu rompre, eh bien, soit, puisque vous l'avez voulu.
Ne pas céder. Et pourtant, au fond de soi, il sent une interrogation qui monte. Est-ce la bonne voie ?
On l'entoure. On insiste pour qu'il donne à la négociation une dernière chance.
« Eh bien, lance-t-il à Joseph et à Mgr Consalvi, afin de vous prouver que ce n'est pas moi qui désire rompre, j'adhère à ce que demain les commissaires se réunissent pour la dernière fois. Qu'ils voient s'il y a possibilité d'arranger les choses, mais si on se sépare sans conclure, la rupture est regardée comme définitive et le cardinal pourra s'en aller. »
Dans la nuit du 15 au 16 juillet, à deux heures du matin, le Concordat est signé.
Le lien est rompu entre les royalistes et l'Église. Les prêtres vont être dans la main du pouvoir. Et il pourra choisir les évêques.
Napoléon savoure cet instant.
Il est le pacificateur. Il a imposé ses vues au trône millénaire du pape. Comme ne l'ont fait, dans toute l'histoire, que quelques souverains. Il est désormais l'un de ceux-là.
Il s'approche de la fenêtre. Il pleut. Il est seul. Il écrit à Joséphine qui, en compagnie d'Hortense, prend les eaux à Plombières et à Luxeuil.
« Il fait si mauvais temps, que je suis resté à Paris. Malmaison sans toi est trop triste. La fête a été belle, elle m'a un peu fatigué. »
Troisième partie
La paix est le premier des besoins
comme la première des gloires
Juillet 1801 - Mars 1802
12.
Napoléon galope depuis plus de deux heures, allant au hasard, sautant des ruisseaux et des haies, s'enfonçant dans les bois. Il a reconnu ceux du Butard, qu'il vient d'acheter pour agrandir encore le domaine de la Malmaison. Parfois il traverse l'aire de l'une de ses fermes qui se trouvent sur le domaine. Les paysans s'écartent, surpris. Mais il ne s'arrête pas. Il aime ainsi chevaucher de longs moments, suivi seulement par Roustam, son mamelouk, ou par un aide de camp. C'est comme s'il était seul. Il a besoin de cette dépense physique. Il faut qu'il éprouve la résistance et l'agilité de son corps. Il ne peut rester enfermé jour après jour dans l'un de ses salons ou de ses cabinets, dont certains de ses ministres ne sortent jamais, passant de l'un à l'autre. Ils sont d'ailleurs effarés, effrayés même, quand ils apprennent qu'il a ainsi fait une course dans la campagne et les forêts. Est-ce d'un Premier consul qui vient de négocier avec un cardinal secrétaire d'État du souverain pontife ? Mais ce qui les surprend, c'est que, à peine descendu de cheval, il est capable de présider une séance du comité qui prépare le projet de code civil, et qu'il en remontre aux uns et aux autres, et même à Portalis, avocat membre du Conseil d'État, homme de savoir et de réflexion doué d'une mémoire prodigieuse.
Si l'on veut être le premier, on doit l'être partout, montrer à ceux que l'on gouverne qu'ils sont inclus dans un système de pensée et d'action qui les domine et dont on est l'unique organisateur.
« Il faut être un chef partout et en toutes choses, dit-il. »
Il revient vers la Malmaison. C'est le 15 août 1801. Il a trente-deux ans aujourd'hui. Il a traité en maître et imposé sa loi à l'une des plus vieilles maisons régnantes d'Europe, les Habsbourg d'Autriche. Et il a fait plier le souverain pontife. Lui, Napoléon Bonaparte.
Il saute de cheval.
S'il établissait enfin la paix générale en Europe - et pour cela il faut renouer avec la Russie du nouveau tsar, Alexandre I er, et signer un traité avec l'Angleterre -, alors il aurait vraiment mis fin au temps de troubles qui depuis plus de dix ans ensanglantent la France et l'Europe.
Il entre dans le salon. Il voit Talleyrand, le ministre des Relations extérieures, appuyé à l'une des chaises.
On dit qu'il s'est fait faire une paire de bottes pour pouvoir me suivre à cheval malgré son infirmité.
D'un signe, Napoléon l'appelle. Talleyrand s'approche, claudiquant, l'allure nonchalante cependant, un sourire éclairant à peine son visage.
Ce calme, cette retenue irritent Napoléon. Il a envie de bousculer cet homme impassible qui, même dans le comportement le plus servile, paraît inaccessible. Il ne laisse aucune prise. Que lui reprocher, d'ailleurs ? Il fait rire en quelques mots les dames du salon. Les consuls ? murmure-t-il. Il ne les nomme qu'en latin, par Hic, Haec, Hoc : Hic , le masculin, Napoléon ; Haec , le féminin, Cambacérès, dont chacun connaît les mœurs ; Hoc , le neutre, pour Lebrun.
Talleyrand, langue agile.
Napoléon, tout en gagnant son cabinet, donne ses instructions à Talleyrand qui le suit à quelques pas.
Le nouvel ambassadeur de Russie, Markof, vient d'arriver à Paris.
- Demandez-lui des passeports pour la Russie, où je désire expédier un officier, le citoyen Caulaincourt, colonel des carabiniers.
Napoléon fait signe à Talleyrand qu'il peut s'asseoir, mais celui-ci se contente de poser la main sur le dossier d'une chaise.
- Je veux, dit Napoléon, que l'on fasse comprendre à Markof que cet officier doit avoir une communication directe avec Sa Majesté l'empereur Alexandre.
Talleyrand approuve.
Il faut toujours écarter les entourages, essayer de parler en tête à tête avec celui qui décide.
J'ai la certitude alors de pouvoir le convaincre.
Et il faut parler sans détour, comme je l'ai fait avec le cardinal Consalvi. Dire à Markof, qui s'est plaint au nom de la Russie que la France occupe le Piémont et lèse ainsi le roitelet de Sardaigne : « Eh bien, qu'elle vienne le reprendre ! »
Les diplomates et les souverains ne sont que des hommes comme les autres.
A-t-il, même quand il n'était qu'un lieutenant en second de seize ans, jamais pensé autrement ? Peut-être, lorsqu'il songeait à Pascal Paoli, imaginait-il qu'il s'agissait là d'une personnalité hors du commun, supérieure à toutes les autres ? Puis, à Corte, il a approché Paoli, et les illusions se sont dissipées. Et, depuis, il a vu tant d'hommes de toute sorte qu'à trente-deux ans il a le sentiment de ne plus pouvoir être surpris.
Il a, si jeune, conduit des milliers d'hommes à la mort. Il a ordonné qu'on ouvre le feu sur d'autres. Il a fait fusiller. Il a refusé la grâce des condamnés.
Il se souvient du camp de Jaffa, du désordre qui régnait parmi les soldats, des femmes qu'ils avaient avec eux et de l'ordre qu'il avait donné de rassembler toutes ces femmes qui semaient le trouble dans le camp, dans la cour du lazaret. Elles furent conduites là, toutes.
Une compagnie de chasseurs les attendait, et elle ouvrit le feu. Il en avait donné l'ordre.
Il sait qu'on le traita, ce jour-là, de « monstre inhumain faisant verser le sang plus par plaisir que par nécessité ».
Il n'est atteint ni par ce souvenir, ni par ce jugement qu'il lut alors, écrit dans des lettres d'officiers.
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