– There’s something with the bottom», a retenti sourdement de là-dedans.
John s’est extirpé du bac, a contourné sa voiture, a fourré dans le coffre et en a sorti quelques paquets et un haut-parleur portable. Tout cela a pris place dans le bac. Bon Dieu, pensais-je, combien de temps as-tu lavé cette poubelle? Ou alors tu ne l’as pas lavée? D’un côté, on pouvait attendre tout et n’importe quoi de John. Mais d’un autre, il n’y avait pas de personne plus propre que lui. Il ne pouvait pas même embrasser une femme sans s’être brossé les dents le matin. C’était un vrai Français, notre Johnny Boy.
«Don’t look at me like that, I’ve bought it. It’s new, a dit John d’une voix sirupeuse, en me regardant malicieusement. Let’s go!» Et là-dessus il a saisi le bac par les poignées et l’a fait rouler sur le pavé. Je me suis mise à trottiner à ses côtés. Un chemin bien connu: un bout de l’avenue de la Synagogue, puis passage sous une arche, et enfin la rue de la Carreterie. Le fripon gris et jaune dessiné près de la fontaine.
Je n’en doute pas, on allait très bien ensemble: moi, avec mon tee-shirt rose, mes ballerines de princesse et mon sac de toile de Saint-Pétersbourg – la touriste modèle typique – et l’infernal John en pantalon noir, torse nu et avec ses brillants yeux espagnols. La belle et la bête, la princesse et le voyou. On se hâtait le long de la rue bouillante, et un flot de gens nous contournait des deux côtés. Aux badauds bayant aux corneilles, John criait brusquement quelque chose en français. Comme un vrai éboueur.
A un moment, un grand bus de touristes nous a rattrapés; il avait soif de liberté de mouvement. John le gênait. Le bus s’est mis à klaxonner violemment. Je me suis jetée vers le trottoir et me suis retournée: John continuait impassiblement à faire rouler son bac.
Le bus a klaxonné encore une fois. Puis une autre. Mais John n’était pas de la race des peureux.
«He is crazy to drive in such a mess! Some people are really insane!» m’a-t-il hurlé à travers la foule. J’ai essayé de le raisonner et ai crié en réponse :
«Johnny! Just move aside! You block him the way!
– And what? s’est indigné le têtu. He’ll go ahead for a hundred meters more and then he’ll be blocked again! People are everywhere!»
Le bus était pris d’hystérie. John continuait à faire rouler son bac, comme un héros-pionnier, comme un missionnaire, comme un conquérant de l’univers. C’était visiblement une question de principe.
«Johnny!» vociférais-je. Mes nerfs était en train de lâcher.
«There’s always fight in the street!» a gueulé John et il a appuyé encore sur le champignon. Finalement, le bus a grimpé sur le trottoir par les roues de devant, a soulevé son pesant derrière, a mis les gaz et a arrivé au niveau de John. La femme au volant s’est penchée à la fenêtre. Elle s’est mise à hurler, déversant son indignation sur la tête du vilain éboueur: ses jurons se sont confondus dans un torrent bouillonnant et fétide (à ce moment-là, j’ai remercié les dieux de ne pas comprendre un seul mot). John a eu la répartie vive: il a aussi éclaté en une cantate riche en couleurs. Les gens se retournaient. Les touristes dans le bus ont aplati leur nez sur la vitre: quel scandale! Ça aurait pu durer une éternité. Mais non: brusquement, John s’est écarté de côté et s’est élancé dans une ruelle. Arbitre pour lui-même, enfant des rues, pilote de première classe dans un jeu sans règles, il s’est élevé au-dessus de la bataille: ayant décidé qu’il avait remporté le duel, il l’a interrompu sans la moindre hésitation. Je me suis lancée à sa poursuite et ai repris haleine dans la ruelle.
«When I was just starting at the street, everyone hated me», m’a-t-il rappelé. Plus calmement déjà: hurler au milieu des murs de pierre et des bacs poubelles ne servait à rien.
«And is this an excuse? l’ai-je interrogé.
– Ok, imagine then, a démarré John au quart de tour. You come to the street, and each time you have to prove everyone who you are. No one can book a place to perform, right? So, each time there is a fight. For the public, for the area», John a brusquement fait tourner le bac et s’est appuyé sur ses poignées de celui-ci, tel un orateur à sa tribune. And then, you come, and someone is already performing at your place. And you did not eat from yesterday. And you tell him: okay, I’ll start right now, and we’ll se who will get the public. And it goes!»
Un petit chat a bondi sur le couvercle du bac: bariolé, avec des taches rousses. Il n’a pas eu peur de l’orateur. A Moscou, j’avais un copain, ex-bandit; « un homme de guerre a besoin de guerre, disait-il. S’il n’y en a pas, il se la trouvera». Selon ses mots, John se produisait toujours mieux que les autres et ne respectait personne, il piquait le public des autres, s’attirait sans cesse des ennuis, et c’est pour ça qu’on ne l’aimait pas. Ce n’est pas un homme mais une flamme éternelle. Mais d’où vient le bois? Et bien, c’est très simple. La fureur, pensais-je, c’est aussi une habitude. Un moyen de tâter le monde.
– –
John avait l’habitude de la fureur, et moi j’avais l’habitude (ou plutôt la passion) de fourrer mon nez dans des formes de vie inexplorées. D’où ça m’est venu? Je l’ai déjà dit: de l’enfance.
En ce temps-là, dans les années quatre-vingt-dix, ma famille m’apprenait à avoir peur. Surtout mon grand-père et ma grand-mère. Ne cours pas, tu t’écrabouilleras le nez. Ne parle pas aux garçons, ils te feront du mal. Ne sors pas sur le balcon sans chapeau. Ne va pas aux fêtes de masse, ne te promène pas le soir dans la cour d’école, ne parle pas aux inconnus. Mets un pull. Reste à la maison, avec ta grand-mère, étudie mieux. On viole et tue partout alentour, tu es peut-être la prochaine sur la liste. Pourquoi tu manges si peu? Tu es toute pâle, toute tristounette. Ma petite fille à moi. Rien que des diminutifs, comme si je n’étais pas plus grosse qu’un colibri. Ne sors pas dans la rue, ne commets pas de faute.
J’ai plutôt eu de la chance: les intimidations de ma grand-mère étaient trop épaisses et copieuses, et la bulle dans laquelle tâchait de me confiner mon grand-père s’est avérée trop étroite. Tous les ados se révoltent, c’est quelque chose d’hormonal. On essayait de m’infliger de la peur, et ma rébellion s’est manifestée en ce que je me suis refusée jusqu’à l’idiotie de craindre le danger. J’ai commencé à revenir à la maison par les passages et les recoins les plus sombres, à sauter sur les toits de garages et courir à travers les chantiers. Tous les enfants faisaient cela, mais moi je le faisais toujours seule et avec un cynisme particulier. J’ai aimé me plonger en dessous des citernes ventrues des trains de marchandises, pendant les quelques secondes où ils freinaient devant le quai; il fallait parvenir à s’en extirper avant que le train ne se remette en marche. J’ai pris plaisir à échapper aux contrôleurs. Escalader sur les toits et y courir. Rentrer avec le dernier train – celui dans lequel, selon ma grand-mère, les choses les plus horribles arrivaient aux petites filles (les choses les plus horribles, ça voulait dire les hommes , bien sûr) – cela me plaisait aussi. Ce n’est pas que j’essayais de me trouver des aventures. C’était une pure et furieuse certitude: dans le monde des hasards, à la différence du monde des braves gens, rien de mal ne pourrait jamais m’arriver. Je suis un paria, alors je suis invulnérable. Ces années-là, j’avais une peur panique des gens, mais mon sens du danger était totalement détraqué.
Une fois, sur un chantier, je suis tombée d’un bout de mur – je me suis foulé la cheville – et, ayant chuté d’un mètre et demi environ, j’ai atterri sur le dos. Pendant à peu près cinq secondes, je n’ai pas pu respirer, mes poumons semblaient s’être écrasés à cause du choc, mais quand j’ai réussi à reprendre mon souffle, et qu’un kaléidoscope de couleurs a cessé de danser devant mes yeux, j’ai vu qu’à gauche et à droite de moi deux barres d’armature rouillées sortaient du sol. Moi entre elles, comme encadrée, et mes baskets plantées dans le ciel. Une rencontre impressionnante avec le dieu du hasard: je suis tombée sur son large front. J’ai atterri entre ses cornes.
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