D’autres gars étaient arrivés. Ils devaient être six ou sept à ce moment-là. Des visages insolents et indomptés: un Asiatique, un Africain, deux blancs. Juste en dessous de moi, luisait le crâne rasé et rond d’un ado noir. Un poignet barré d’un bracelet bleu, une guirlande multicolore sur l’autre. A ses côtés son pote torse nu. Ses muscles sculpturaux dorés par le soleil couchant. Plongé dans son portable. Et un autre gardant un chariot à roulettes. Lui aussi fort et bien bâti, et tout en noir comme les autres. Les cheveux coupés en brosse. Tout est impec, les pantalons sont juste un peu courts.
J’ai sorti mon iphone de mon sac et l’ai pointé vers les garçons tombant dans ma ligne de mire: ce n’était pas une photo de grande valeur, mais ce côté international m’avait bien plu, sans que je n’aie trop su pourquoi. En fin de compte, après les lutteurs japonais mal bâtis, c’était un vrai plaisir de voir des mecs sportifs et à l’apparence rassurante.
A ce moment précis, le gars aux cheveux coupés en brosse a levé la tête et m’a regardée droit dans les yeux.
Bigre!
Quand une lance t’arrive dessus, aucune chance de s’esquiver.
Ce regard d’acier, lourd et impétueux, m’a presque fait tomber du parapet.
Pour un instant, j’ai eu la sensation que ce type venait de me surprendre en train de faire quelque chose de mal. Ou simplement qu’il m’avait prise de court. Et avant d’avoir eu la moindre pensée,
avant même d’avoir eu le temps d’agir consciemment,
au regard perçant de cet inconnu
j’ai répliqué par un grand sourire.
Et soudain, je nous ai vus de côté: la cathédrale, Jésus, moi, installée confortablement sur le parapet, et ce mec ayant regardé brusquement un peu plus loin que le bout de son nez. Nos regards tels des balles traçantes et mon sourire lumineux, aussi vaste que le ciel. Et ben y a pire! Si tu réponds à un regard brusque par un sourire instinctif, alors tout ne vas pas si mal pour toi.
Toujours rayonnante, j’ai baissé ma caméra, et le garçon – ce même garçon – m’a répondu soudain par un franc et lumineux sourire. Et m’a oubliée un instant plus tard. Il m’a tourné le dos et s’est mis à hurler quelque chose en français à son camarade, un gaillard au torse nu, mais ce dernier ne le regardait pas. La main appuyée sur le pavé, comme enchaîné au sol de la place par des menottes de couleur, il a adossé son regard à la fontaine. Mais il était plongé dans ses pensées.
Le gars coiffé en brosse s’est approché du rêveur, s’est penché vers lui et l’a poussé par l’épaule.
Depuis, je me souviens de cette image et il est peu probable que je l’oublie un jour, car je la considère comme le point de départ de toute cette histoire. Six ou sept personnes. Leurs corps que le soleil faisait paraître recouverts d’émail, leurs trajectoires gracieuses, leur glissement sur le corps étendu de la place. Leurs affaires. Ici une valise, là un chariot à roulettes. Ici un skate et là un seau. Ici j’entrevois une enfance difficile, là une absence totale d’enfance, et là de longues heures d’entraînement, parce que c’était tout ce qu’il restait. Il y avait là encore beaucoup de choses que je n’avais pas réussi à savoir, mais que j’aurais tant voulu connaître.
La fontaine asséchée, la place, John rangeant son barda.
Un bleu sur ma cheville. Mon sac de toile. Ma main, mon annulaire ceint d’une bague d’argent du Caire. Bastet, Isis, Mâat.
Le ciel transparent du soir barré de nuages semblables à des lenticules laiteuses. Les chevelures ombrées des platanes. Les cafés comme des petits foyers d’agitation silencieuse.
Mon royaume.
Mon fatum.
Mon sourire à un garçon inconnu du boysband .
– –
L’agitation en bas était devenue plus intense: il semblait que ça allait commencer dans cinq minutes tout au plus. Des fils électriques serpentaient sur le pavé. L’éternel hautparleur noir dressé sur son grand pied a fait son apparition. En un éclair, les gars sportifs ont envahi l’espace devant la fontaine avec leurs accessoires: des sacs-à-dos, des cartables, des chiffons. Quatre skates (l’un d’eux avec de surprenants motifs léopard). Deux trottinettes. Le seau rose criard. Deux battes de baseball gonflables (roses aussi). Une drôle de valise, semblant appartenir à une fillette: blanche et rose, avec un chaton aux lunettes roses. Une écolière japonaise pourrait se trimballer avec une valise pareille. Peut-être qu’elle fait aussi partie de l’équipe? Une sorte de guest star?
Une horloge a sonné quelque part.
Une jeune fille a couru vers la fontaine et a commencé à fixer au hautparleur une affiche portant une inscription (Les Echos-Liés, ai-je lu, oubliant ce que j’avais lu en un instant. Impossible de s’en souvenir). L’affiche tombait. La fille s’énervait. Peut-être était-ce à elle, cette valise avec le chaton? J’ai glissé du parapet et ai descendu les marches en courant.
La foule commençait à s’amasser. John se dégourdissait toujours près du mur; il m’a lancé un regard, sans trop me voir, et telle une huître, s’est renfermé à nouveau sur lui-même. Paolo s’était mêlé à un groupe hétéroclite de spectateurs assis sur le pavé: il fouillait dans son sac et marmonnait quelque chose dans sa barbe. Je me suis approchée de lui à pas de loup; mes doigts ont dansé la tarentelle sur ses omoplates étoilées. Il a levé la tête, a souri et tapoté le pavé (» assieds-toi», signifiait ce geste). Et je me suis soudain réjouie: que c’est bon! Que c’est bon quand ça ne fait même pas vingt-quatre heures que tu as débarqué dans une ville inconnue et qu’il y a déjà quelqu’un de familier qui, si tu arrives par derrière et tambourines des doigts sur son dos, s’écartera pour te faire place et t’invitera à t’asseoir près de lui. C’est comme si la ville te devenait plus familière. Et comme si, toi-même, étais déjà de la maison.
«Do you see that one? a pointé du menton Paolo vers la gauche. He was the trainer of John, by the way. He told you, no?»
J’ai cherché that one en plissant les yeux :
«Wait, wait… (» the trainer», c’est un mot qui en jette!) – Where?
– Just there, look! In a blue T-shirt.»
En effet, au milieu de la masse homogène des gars musclés en noir, une ombre turquoise tremblotait comme un feu follet. Je l’ai regardé plus attentivement. Si that one ressemblait à quelqu’un, c’était à tout sauf à the trainer ; plutôt à un petit feignasse redoublant dans une cour d’école. Un jeune garçon en tee-shirt turquoise chiffonné, comme si maman avait oublié de le repasser, mais imprimé d’un motif hyper positif: un cercle crénelé avec une créature infernale à l’intérieur. Assez grand. Tatoué de la tête aux pieds (un beau tatouage sur la main gauche: une spirale à quatre tours, soit une inscription, soit un dessin). Des gants de vélo. Un bandana noir. Le visage préoccupé. Il vient de chuchoter quelque chose à la jeune fille alerte – il semble que c’était au sujet de son duel avec l’affiche – et voilà que maintenant il tire des fils. Il regarde son portable et le rengaine aussitôt. Il tapote l’épaule du jeune africain. Il discute avec quelqu’un en passant. Il touche le skate du pied. Il ne s’arrête pas une seconde, il a toujours un truc à régler.
Les autres faisaient meilleure figure. Déjà, ils étaient habillés comme il faut: des pantalons noirs avec des bandes blanches, des tee-shirts noirs, avec quelque chose au dos écrit en blanc. C’est quoi au juste? Je lis: YOU CAN, et un peu plus bas, en petites lettres «with positive energy». Sur la poitrine, en rouge et blanc: Les Echos-Liés. Unclassified. Tous semblables, seul l’entraîneur débraillé rompt l’unité des couleurs. Il s’agite au milieu des gars en noir comme un animal turquoise de conte entre des troncs d’arbres sombres. Je me suis demandé: si j’étais l’entraîneur d’un boysband, est-ce que je m’habillerais comme tout le monde, ou bien est-ce que je mettrais plutôt un truc bleu avec un monstre, pour montrer qui est le plus beau et le plus intelligent ici?
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