On s’est fait pincer et on nous a ramenés en bande dans la classe. On a été mis en rang près du tableau.
«Vous n’avez pas honte?» a dit la conseillère principale d’éducation. Ses lèvres étaient comme du fil de fer. « Petits effrontés!»
On se taisait. A la fenêtre, une branche de sapin a oscillé: sur elle venait de se poser un petit oiseau rond.
«Espèces de sales bêtes, a martelé avec dégoût la conseillère. Allez, tournez le visage vers le tableau.»
On s’est tournés. Le tableau était couvert de taches de craie. Mes côtes ont heurté le rebord où se trouvaient d’habitude le chiffon et la craie. Cette fois, ils n’y étaient pas.
«Et maintenaaaaaant, a dit la conseillère d’une voix traînante, les garçons baissent leur pantalon, les filles montent leur jupe. Et tous ensemble, vous enlevez votre culotte. Tous ceux qui viennent de courir.»
Le petit oiseau, ayant poussé un cri de dépit, a décollé de la branche et s’en est allé de ce monde d’absurdité.
«Et vous restez comme ça devant la classe pendant une minute.»
Si on essaie de joindre les deux prunelles le plus près possible, on peut s’imaginer qu’on a un seul œil. Récemment, j’avais appris le mot « cyclope» et ça faisait déjà plusieurs jours que j’essayais de ressentir ce que c’était que de vivre avec un seul œil au lieu de deux. Est-ce incommode ou pas tant que ça?
«Vous êtes devenus sourds? Quant il s’agit de courir, vous êtes forts…»
J’ai cligné des yeux et ai louché vers Smirnov qui se tenait à ma gauche: va-t-il enlever son pantalon ou non? Les lèvres de Smirnov tremblaient. J’ai failli arriver à l’effet borgne, mais un autre problème n’a pas tardé à apparaître: il s’avérait à présent que j’avais deux nez. Ils se rejoignaient en dessous, et l’œil unique se trouvait dans un creux entre eux deux.
«Vous comprenez le russe?»
Je ne voulais pas comprendre le russe. Il y avait des choses plus importantes dans ce moment.
«Pronine, c’est toi qui courais plus vite que tout le monde? la voix de la conseillère était empreinte de moquerie. Allez, allez! Sinon on va téléphoner à ton père.»
Le père de Pronine, un ex-géologue, était sévère. Les week-ends, il buvait atrocement, et il professait le culte du ceinturon. Et Pronine a cédé. Et après lui ont cédé tous les autres, en chaîne, jusqu’à ce que n’arrive mon tour. Un léger vent, venant du dehors, rafraîchissait les fesses nues qui n’étaient pas habituées à se retrouver ainsi à la vue de tous.
Deux nez, ça ne le fait pas du tout.
Si j’avais lu quelque chose de la sorte dans un livre, j’aurais pensé que l’auteur était au bout du rouleau et avait composé un truc de bas étage. Mais cette histoire a réellement eu lieu dans ma classe de CE2. Et ce n’était, au final, pas si terrible que ça; au moins, personne ne nous abreuvait de gros mots ni ne nous jetait de chaises dessus, comme c’était le cas dans les autres écoles. Quoi qu’il en soit, cet épisode n’a rien laissé en moi, si ce n’est de l’embarras. Qu’est-ce qui a poussé une femme adulte à choisir une forme de punition à ce point
surréaliste? Pourquoi les culottes? Dans quel but? Quelle en était la logique?..
M’ayant entraînée le long des couloirs de l’école, la vague de nostalgie m’a rejetée sous la cathédrale Notre-Dame des Doms. J’ai recraché les arêtes pointues des souvenirs d’enfance, de l’eau a jailli de mes oreilles…
«… and back! ai-je entendu la fin de la ventriloquie du bac.
– Come back out of there, finally! me suis-je fâchée. I don’t hear you!»
John en est sorti et a rabattu le couvercle avec fracas :
«Do you see these guys? I’ll start at nine, they are next.» Son doigt a pointé deux gars qui se tenaient à une vingtaine de mètres de nous. L’un s’ennuyait, assis sur un skate. L’autre, d’un air renfrogné, laçait ses baskets. « You should not miss them. I worked with them for two years, I was in the team. They are really cool. They started like me, from zero, and now they are stars here on TV.»
J’ai regardé ces really cool plus attentivement. L’un était africain, l’autre un mélange détonant. Soit des rappeurs, soit des danseurs de breakdance. Je te connais déjà bien, Johnny, ai-je pensé. Je ne croyais plus au Top 50 de John: les souvenirs de l’apocalypse japonaise n’avaient pas encore cicatrisé dans mon âme. Surtout que les garçons étaient très jeunes, pour ne pas dire petits. Des pantalons noirs, des tee-shirts noirs moulants, des bracelets en plastique aux poignets. Des visages graves: peut-être qu’ils n’avaient pas bien dormi, ou bien était-ce un principe de vie. Rien de nouveau, ai-je pensé. Les rappeurs, ils viennent au monde vêtus de pantalons larges et le visage marqué du sceau d’une noire mélancolie. Je n’en ai rencontré aucun de joyeux.
– –
J’ai monté rapidement l’escalier et me suis installée sur le parapet au-dessus de la fontaine. Mon royaume s’étendait à mes pieds. Sur ma gauche, où Philippe avait dirigé tantôt la foule, campait un autre type: soit un débutant, soit simplement un maladroit. Il ne s’y prenait pas bien. Il jonglait avec des balles transparentes, mais c’était ennuyeux: des mouvements empêtrés, des figures primitives. Les balles tombaient fréquemment. Un flot de gens contournait le malheureux comme un filet d’eau se heurtant à un obstacle insignifiant: un morceau de bois ou une pierre. De derrière les arbres, le soleil apaisé faisait des adieux rieurs.
Au deuxième niveau, un peu plus loin de la fontaine, un autre spectacle avait commencé. C’est là que les passants s’arrêtaient: ils s’échouaient bouche bée sur le pavé sans regarder à leurs pieds. A l’intérieur d’une grande roue, au son d’une mélodie émouvante et hypnotique – espagnole ou portugaise peut-être – tournait un jeune homme fin et souple. Son corps semblait s’inscrire dans un cercle; ses mains et ses pieds s’y accrochaient et il tournait dedans d’une manière lente et fascinante, et couvrait toute l’étendue de cette scène improvisée en dessinant des mouvements complexes. Il me rappelait l’homme de Vitruve de Leonardo de Vinci. Mais en beaucoup plus jeune. Encore adolescent.
Mais en quoi était-elle faite au juste cette roue? Je ne pouvais le distinguer.
L’artiste tantôt se cambrait, tantôt s’échappait presque de la roue, puis fusionnait de nouveau avec celle-ci. Ce n’était pas un solo, pas du tout: c’était un duo parfait. Le jeune homme menait la danse en dirigeant la roue par des mouvements du corps, mais en même temps le cerceau géant semblait jouer sa propre partition. L’artiste se laissait tomber sur un genou, et la roue décrivait des spirales autour de lui.
La mélodie triste et languissante flottait au-dessus de la place du Palais.
De droite, de gauche, de devant et de derrière, les rangées de spectateurs formaient le cadre de ce court-métrage touchant. J’ai retenu mon souffle: ce spectacle était digne d’admiration, de silence. C’était vraiment de l’art.
Mais la musique s’est tue. Le jeune homme a exécuté avec élégance une dernière pirouette, a posé un genou à terre, et la roue a glissé harmonieusement à ses pieds tel un serpent et s’est couchée près de lui. Une seconde plus tard, les spectateurs se sont mis à applaudir à tout rompre, puis ils se sont dirigés en une longue file vers l’artiste pour déposer une pièce dans son chapeau, l’embrasser, échanger quelques mots avec lui. J’ai regretté de m’être assise aussi loin, et ce petit mot – « loin» – m’a fait revenir à la réalité. Je me suis soudain rendue compte qu’en effet, j’étais assise quelque part, et que, comme auparavant, le même monde tangible m’entourait. L’escalier. La cathédrale. Jésus. Le petit tram, le festival, les affiches. La rue de la Carreterie. L’avenue de la Synagogue. Dispersées quelques secondes plus tôt, les particules de ce monde commençaient à se rassembler en un pan de toile et la réalité avait retrouvé toute sa densité. J’ai jeté un coup d’œil au-dessous. Non, il était clair que quelque chose dans l’air avait changé: près de la fontaine bouillonnait déjà la vie. Là-bas s’étaient installés les membres de l’équipe que John m’avait tant vantée. Lui-même était à présent parmi eux. Il était en train de s’étirer.
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