— Elle n’est pas ma maîtresse ! protesta Guillaume. J’avoue... que nous avons passé une nuit ensemble, aux Hauvenières, une seule ! Je ne sais pas ce qui m’a pris mais je l’ai regretté aussitôt et, lorsque je suis retourné la chercher, je suis allée coucher à l’auberge de Port-Bail. Elle sait que je ne l’aime pas et que je désire son départ.
Mlle Lehoussois laissa retomber ses mains, haussa les épaules et soupira :
— Souhaitons que tu l’obtiennes ! Il le faut... pour elle autant que pour toi. Elle pourrait être en danger ici.
— En danger ? grogna Tremaine incrédule.
— Pas de la vie mais peut-être de la raison ! Tu seras bientôt le seul à ne pas le savoir, Guillaume, mais il se passe dans ta maison des choses bizarres...
Et de répéter les récits de Mme Bellec et de Potentin sur les étranges événements de la nuit de Noël, sur le portrait qui ne restait pas accroché au mur d’Arthur et sur les inquiétudes de Kitty.
— As-tu demandé à Arthur la raison de sa veille dans la chambre de Mlle Tremayne la nuit dernière ? conclut-elle.
— En effet ! Il nous a tout raconté. Cependant cette histoire de robes décrochées et entassées me paraît délirante. Quel fantôme — si fantôme il y a ?
— s’amuserait à de pareilles sottises ?
— Je suis d’accord avec toi. Ça me paraît beaucoup et il est possible qu’il y ait eu là une main humaine, mais il n’en reste pas moins que l’esprit d’Agnès morte sans repentir et de mort violente s’attache à ces murs qu’elle voulait garder par-dessus tout et même contre toi. Elle haïssait trop Marie pour que sa haine ne s’attache pas aussi à cette Lorna.
— Que dois-je faire alors ?
— Pas grand-chose dans l’immédiat. Avec la dose d’opium que Pierre Annebrun lui a administrée, elle va dormir au moins jusqu’à ce soir. Nous verrons demain. Une chose est certaine : elle a bien mauvaise mine ! Il se peut que ce qu’elle vient de vivre l’ait beaucoup secouée.
En formulant cette opinion, Mlle Lehoussois se montrait optimiste. Il fut vite évident, lorsque Lorna retrouva la conscience, qu’elle était vraiment malade. Au point d’inspirer de l’inquiétude au médecin de la famille. Blême, les yeux creux, un rictus douloureux aux coins de sa bouche amincie, elle se lovait au fond de son lit en serrant draps et couvertures contre sa poitrine où le cœur battait trop vite. Les crises de larmes alternaient avec les moments d’abattement. Il était alors impossible de lui tirer un mot et, la nuit, la maison retentissait des cris que lui arrachaient ses cauchemars. Elle en sortait tétanisée, inondée de sueur mais grelottante au point d’obliger Kitty à changer tout son linge.
Seule celle-ci, le docteur et — Dieu sait pourquoi ? — Mlle Anne-Marie étaient admis auprès de Lorna. L’image que lui renvoyait le miroir qu’on ne pouvait lui refuser lui faisait repousser avec horreur toute autre visite. Même celle de son jeune frère.
— Il me déteste presque autant que la petite pimbêche et l’autre gamin, répétait-elle avec une obstination maniaque. Guillaume est le seul qui ne me veuille pas de mal, mais je refuse qu’il me voie avec ce visage...
A d’autres moments, elle s’accrochait à Pierre Annebrun en lui jurant que l’on essayait de l’empoisonner. Aussi exigeait-elle que ses garde-malades goûtassent tout ce qu’on lui servait, mais la plupart du temps elle acceptait seulement du lait dont elle buvait d’ailleurs des quantités.
— Tu ne crois pas qu’elle est en train de devenir folle ? demanda Tremaine au médecin.
— Non, mais ce qu’elle a subi lui a sérieusement ébranlé les nerfs. Cependant j’avoue que je l’aurais cru plus solide et que j’en viens à me demander s’il n’y a pas en elle une disposition naturelle à une certaine forme d’hystérie qui aggrave la névrose où la peur l’a jetée.
— Et... à ton avis, ce sera long à guérir ?
— Quelques jours ou plusieurs mois, voire des années. Mais rassure-toi, ajouta-t-il en voyant verdir son ami, j’ai bon espoir de l’en tirer assez vite afin qu’elle puisse reprendre une vie normale. Les calmants que j’ai prescrits paraissent efficaces. D’autre part — et même si je te choque — , sa crainte d’être empoisonnée n’est pas une si mauvaise chose : le lait est excellent pour ce genre de maladie. En outre, j’imagine qu’une fois remise sur pieds elle n’aura rien de plus pressé que de mettre toute la largeur de la Manche entre elle et des gens aussi dangereux. Mes confrères britanniques feront le reste...
Guillaume se sentit revivre. Depuis le début de la maladie de Lorna, il cultivait la crainte de voir s’éterniser un séjour qui lui pesait. C’était entre son bonheur et lui un obstacle majeur, encore plus difficile à franchir si la guerre se déclarait. On en parlait de plus en plus et si les hostilités reprenaient, il ne voyait pas comment il lui serait possible, sans barbarie, de jeter deux femmes au péril d’une mer hérissée de canons. A moins de les ramener lui-même à bon port au risque de faire confisquer son bateau et de se retrouver prisonnier.
Les enfants partageaient son anxiété, surtout Élisabeth. Insensible à toute pitié envers la cousine détestée, elle supportait de plus en plus mal sa présence dans la maison. Au point d’avoir demandé à quitter sa chambre habituelle, voisine immédiate de celle de Lorna, pour s’installer dans celle de sa mère.
— Avec votre permission, Père, j’y resterai tant que durera le séjour de ma cousine, dit-elle à Guillaume sur un ton de fermeté qui ne laissait pas place au refus. Je rentrerai chez moi aussitôt après son départ...
Guillaume n’éleva pas d’objections. Il devinait le but profond d’Élisabeth : s’établir, tant qu’il n’y en aurait pas une à sa convenance, dans l’état officiel de maîtresse de maison, opposer une sorte d’interdit à d’éventuelles prétentions. Au fond de lui-même, il l’approuvait :
— Si cela peut te faire plaisir ! dit-il. Il est temps d’ailleurs que cette chambre reprenne vie !
— Merci, Père ! Ce changement incitera peut-être Miss Tremayne à guérir plus vite.
En effet, elle ne croyait pas que Lorna fût malade au point de ne pouvoir bouger. Elle devinait que celle-ci s’accrocherait aux Treize Vents. De là à penser qu’il entrait dans les manifestations spectaculaires de son mal une part de comédie, il n’y avait pas loin.
Le déménagement de la jeune fille fut l’occasion de déployer une sorte de rite cérémoniel dont la grande prêtresse fut la cuisinière. Persuadée que le fantôme d’Agnès tourmentait la « fille de l’autre », Mme Bellec multipliait prières et neuvaines, brûlait des cierges et de l’encens soutiré à l’abbé Gomin, le jeune desservant de l’église voisine, dans l’ancien appartement de la disparue afin d’apaiser son esprit courroucé. Elle craignait, en effet, que celle-ci ne s’en prît à Arthur...
Aussi, après avoir aidé Lisette et Béline à faire le grand ménage, alla-t-elle chercher l’abbé pour qu’il vînt bénir la pièce.
— Encore heureux, commenta Guillaume pour son ami Pierre, qu’elle n’ait pas demandé un prêtre exorciste à Mgr l’évêque de Coutances !
— De toute façon, cela ne peut pas causer grand mal, répondit le médecin qui s’associa, bien volontiers, aux prières que toute la maisonnée vint réciter dans la chambre. En outre, ta fille sera une bonne transition avec une éventuelle nouvelle châtelaine. Quelque chose me dit que tu y songes depuis le retour de notre adorable baronne ? ajouta-t-il.
Tremaine haussa les épaules, mâchonna quelques paroles incompréhensibles et s’en alla surveiller les ouvriers occupés à déblayer les décombres des écuries, mais le médecin vit bien qu’il souriait...
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