C’est donc là qu’au bout de quelque temps vint s’installer Nicolas Valette sous l’avatar de l’abbé Longuet de retour d’émigration. Il y joua son rôle à la perfection, allant même jusqu’à assister le curé de Morsalines dans son ministère, disant la messe et entendant les confessions. Ce qui pouvait toujours être utile. Mlle Célestine, qui n’avait fait que l’entrevoir, une nuit, sous son aspect primitif, ne le reconnut pas et se montra particulièrement heureuse de la présence d’un aussi saint homme.
Le réveil, au lendemain de ce que l’on appelait déjà la « nuit des Pendus », fut pour elle effroyable. Tout son univers s’écroulait à mesure qu’elle découvrait ce qu’étaient la femme qu’elle appelait sa sœur et le bon prêtre à qui elle confiait les secrets de son âme simple. A un désespoir violent succéda un morne abattement et Guillaume, apitoyé, n’eut aucune peine à faire reconnaître son innocence. Avec l’aide de l’abbé Bidault, curé de Saint-Vaast, il obtint qu’elle soit confiée aux Filles de la Charité qui se réinstallaient à Valognes dans l’ancien manoir presbytéral, et paya pour elle une généreuse pension.
Ainsi les nuages se dissipaient sur les Treize Vents en pleine restauration. La santé de Lorna s’améliorait de façon tout à fait satisfaisante aux dires de Pierre Annebrun. Selon lui, on pouvait à présent envisager son retour en Angleterre sans craindre de se comporter en sauvages. Il devenait même urgent d’y procéder.
A Paris, en effet, la situation avec Londres se détériorait rapidement. Le gouvernement de Bonaparte, tout en ne cessant de réclamer l’évacuation de l’île de Malte par la flotte anglaise, s’efforçait de retarder, au bénéfice de ses préparatifs, une guerre qui pour tout un chacun était imminente : les gazettes retentissaient déjà du bruit des armes. La paix d’Amiens, qui avait clos quinze années d’hostilités, se déchirait en lambeaux cependant que le consul faisait frapper les premières monnaies à son effigie et que son pouvoir s’étendait à présent sur toutes choses. On commençait même à chuchoter qu’il pourrait bien, un jour prochain, devenir empereur...
Quoi qu’il en soit, Guillaume se rendit à Cherbourg pour voir le capitaine Lécuyer et envisager avec lui l’embarquement de la jeune femme et de sa camériste à destination des côtes anglaises les plus proches : l’île de Wight par exemple. L’ Élisabeth se trouvait encore au bassin de carénage mais Tremaine possédait des parts importantes sur plusieurs autres navires susceptibles d’emmener les deux voyageuses dans les meilleures conditions de confort et de sécurité. Si l’on faisait vite, tout était encore possible.
Lorsqu’il rentra aux Treize Vents plutôt satisfait, l’après-midi s’achevait. L’heure du souper n’allait pas tarder à sonner, aussi tous les membres de la famille étaient-ils dans leurs chambres occupés à s’y préparer. Il restait tout juste à Guillaume le temps de se débarrasser des poussières du chemin, pourtant il pensa qu’il serait plus courtois de mettre Lorna au courant du résultat de son voyage plutôt que de le lui annoncer sans précautions oratoires et en présence de témoins qu’elle ne portait pas forcément dans son cœur. Aussi fit-il appeler Kitty pour demander si sa maîtresse consentirait à lui accorder quelques instants d’entretien.
La jeune femme était prête lorsqu’il entra chez elle. Comme au soir où elle s’était décidée à descendre pour rencontrer enfin les petites Varanville, elle arborait sa robe de moire lilas et la parure de perles qu’elle portait avec une grâce quasi royale. Elle lui sourit dans le miroir où elle arrangeait une boucle de ses cheveux.
— Je pense être redevenue moi-même, dit-elle. Peut-être ai-je un peu maigri, mais dans quelques jours il n’y paraîtra plus.
— Rassurez-vous, ma chère : vous êtes aussi belle que par le passé.
— Vous m’en voyez très heureuse ! Mais, vous-même, êtes-vous satisfait de ce petit voyage... où donc déjà ?
— A Cherbourg. Je me suis occupé de trouver un bateau sûr pour vous ramener en Angleterre.
Elle eut un haut-le-corps et ses lèvres se pincèrent. Il comprit qu’il venait de l’offenser, mais le temps n’était plus, entre eux, aux délicatesses.
— Vous avez fait ça ? dit-elle. Et sans m’en avertir ?
— Je voulais d’abord étudier les possibilités, voir à qui je pouvais vous confier... Lorna, ne faites pas cette figure ! Votre séjour ici ne peut s’éterniser. Vous êtes guérie et nous sommes, cette fois, vraiment au bord de la guerre : le premier coup de canon peut être tiré d’un jour à l’autre. Il faut que vous partiez !
— Est-ce que votre hâte n’est pas un peu trop discourtoise ? Après ce qui s’est passé entre nous...
— Il ne s’est rien passé, sinon un moment de folie que nous devons oublier. Nous avons failli le payer beaucoup trop cher... Au surplus, nous avons déjà suffisamment débattu de la question.
— Débattu ? Vous en avez décidé, fit-elle en appuyant sur le « vous ». Je n’ai jamais dit que j’étais d’accord...
— Pourquoi ne le seriez-vous pas ? On vous attend de l’autre côté de la Manche. Vous avez là-bas un fiancé, un duc, c’est-à-dire quelqu’un d’assez puissant pour nous créer de graves ennuis et je n’ai aucune envie, une fois les hostilités engagées, de voir revenir dans le port de Saint-Vaast, comme au temps de M. de Tourville, des navires de guerre anglais sabords ouverts et prêts à massacrer des innocents afin de nous obliger à rendre la précieuse fiancée d’un lord !
— Je ne suis pas une princesse royale et tous les ducs ne sont pas forcément bien en cour... Qui vous dit que j’ai envie de rentrer ?
— Moi. Ne me prenez pas pour une brute et ne m’obligez pas à dire des choses désagréables. Vous ne pourriez vous intégrer à cette maison sans y causer beaucoup de perturbations...
— Parce que vos enfants me détestent ?
— Pas seulement. On n’a jamais beaucoup aimé les Anglais par ici. Si vous vous attardiez, j’en sais qui pourraient vous le faire sentir et je ne suis guère tenté, je vous l’avoue, de passer mon temps sur un pré l’épée ou le pistolet à la main pour venger vos offenses. S’il s’agissait de gens que j’aime bien, ce me serait même fort désagréable... Vous comprenez ?
— Je crois... oui.
— Je n’en attendais pas moins d’une femme de votre intelligence. Voici donc ce que je vous propose : après-demain je vous conduirai avec Kitty à Cherbourg où je dois me rendre de toute façon pour voir le maire, M. Delaville, et je vous remettrai au capitaine Quoniam. C’est un homme courtois et son navire, Le Téméraire, est l’un des plus rapides...
— Vous pourriez me raccompagner vous-même ! Vous possédez des bateaux, n’est-ce pas ? Ce serait... au moins aimable !
— Celui-là m’appartient pour moitié et je sais à qui je vous confie...
— Vous craignez peut-être de ne pouvoir revenir..., d’être retenu prisonnier ?
La cloche annonçant le souper dispensa Guillaume de répondre. Il se dirigea vers la porte où il s’inclina légèrement :
— Essayez de ne pas trop m’en vouloir ! Lorsque le temps aura passé, que la guerre aura pris fin, je serai heureux de renouer avec vous nos liens... de famille...
En redescendant, Guillaume se sentait allégé mais cependant pas encore vraiment délivré. La plénitude du sentiment lui viendrait sans doute quand Le Téméraire s’envolerait vers la haute mer. En attendant, il se promit d’être aussi aimable que possible avec Lorna.
Elle se fit attendre un peu et lorsque Potentin ouvrit devant elle les portes de la salle à manger, Guillaume scruta son visage, craignant, avec un rien de fatuité peut-être, d’y voir des traces de larmes. Il n’en était rien : sereine, souriante, avec même au fond des yeux une petite flamme amusée, Lorna vint prendre sa place à table.
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