Juliette Benzoni - L’Intrus

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Automne 1802. Huit ans après la mort de son épouse, Agnès, tombée sur l’échafaud, après la séparation avec Marie-Douce, son unique amour, Guillaume Tremaine est tragiquement rattrapé par le passé : Marie-Douce, à l’agonie, le fait appeler en Angleterre pour lui confier Arthur, leur fils illégitime. Les choses n’iront pas sans mal. Le garçon rejette en bloc ce père prodigue, son autorité, sa protection, cette famille qui ne peut voir en lui qu’un
En effet, le paisible Adam, fils cadet de Guillaume, oppose une farouche résistance au nouveau venu. Mais Elisabeth, l’aînée, aussi impétueuse que généreuse, acceptera-t-elle ce demi-frère, cause indirecte du drame de sa mère ?
C’est alors qu’arrive Lorna, demi-sœur d’Arthur, éblouissante créature et dans son sillage les projets les plus troubles : séduire Guillaume, régner sur sa fortune et semer la discorde aux Treize Vents. Parviendra-t-elle à ses fins ? Le maître des lieux sauvera-t-il sa famille jusque-là préservée contre tous ? Devra-t-il sacrifier l’amour de sa fille à l’honneur ?...

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— Au contraire ? Pourquoi donc ?

L’Anglais eut un sourire qui lui rendit fugitivement sa jeunesse :

— Pensez-vous que je garde le goût de vivre alors que je vais perdre le seul être que j’aime au monde ? J’aurais aimé mourir de la maladie de Marie et en même temps qu’elle, mais Dieu a jugé bon de faire preuve d’imagination en ce qui me concerne. J’espère seulement que ce ne sera pas trop long et que je la rejoindrai rapidement.

Une bouffée de colère qu’il eut peine à maîtriser empourpra Tremaine. Ainsi, non content de lui avoir pris celle qu’il aimait, cet homme tirait déjà une traite sur l’éternité. Une chance encore qu’il eût consenti à réaliser le vœu de Marie et à l’appeler, lui Guillaume ! Il fallait qu’il fût bien sûr de sa victoire finale...

Tout à coup, il se sentit las, découragé... presque vieux ! Il haïssait cette maison qui lui enlevait son dernier rêve et en venait à penser que Marie, peut-être, ne l’avait pas appelé et qu’Astwell avait tout arrangé pour faire de lui le témoin de cet amour qui les unissait, lui et sa femme...

Tandis que tous deux gravissaient l’escalier conduisant à la galerie en chêne du premier étage, il éprouva une joie mauvaise, mesquine, en constatant que son rival — puisqu’il fallait bien l’appeler ainsi ! — éprouvait de la peine à monter et qu’un lourd soulier orthopédique emprisonnait son pied droit. Si Guillaume n’avait su à quel point il lui aurait fait plaisir, il eût aimé le tuer, ce voleur d’Anglais !

La honte cependant l’envahit quand, ouvrant devant lui la porte d’une chambre blanche et bleue, son compagnon lança du seuil :

— Il est là, Marie !... Il vient d’arriver... Vous allez être heureuse...

Le son qui sortit du grand lit à colonnes fut aussi faible qu’un cri d’oiseau et pourtant renfermait tant de joie que Guillaume sentit son cœur fondre. Oubliant où il se trouvait, oubliant le mari, il se jeta à genoux près de la couche où reposait Marie-Douce mais là, il dut faire appel à tout son sang-froid pour ne pas éclater en sanglots : Marie nétait plus qu’une ombre déjà désincarnée.

Son corps soulevait à peine les draps et la courtepointe de satin. Translucide, émacié, le teint jadis rayonnant faisait jouer détranges opalescences autour des traits devenus si ténus qu’un masque de cire semblait posé sur le visage. Seule la soie argentée des cheveux semblait encore vivante car, lorsque les paupières s’ouvrirent avec peine, Guillaume, navré, vit que la belle couleur changeante des prunelles d’un bleu-vert profond et doux se décolorait pour ne plus laisser qu’un azur pâli. Une main diaphane tâtonna en aveugle pour atteindre l’arrivant. Qui la prit aussi délicatement que si elle risquait de se briser...

— Marie ! Je suis là !... près de toi ! Pourquoi ne m’as-tu pas appelé plus tôt ?...

— Je ne... devais pas !... Je t’ai demandé... quand... j’ai compris... que c’était bientôt fini...

La mourante parlait sans bouger la tête et d’une voix si faible que Guillaume devait se pencher pour la recueillir :

— Ce n’est pas fini, murmura-t-il. Tu vas vivre... Il le faut ! Oh, Marie, je n’ai jamais cessé de t’aimer...

Elle esquissa un sourire mais referma les yeux :

— Chut !... Je n’ai... plus beaucoup de temps !... Je voulais te dire... ton fils... il faut que... tu l’emmènes ! Il... n’a plus que toi...

La voix grave de sir Christopher qui s’était assis au pied du lit vint à son aide.

— Ce n’est que trop vrai, monsieur Tremaine. Arthur a toujours vécu ici et auprès de sa mère mais, je vous l’ai fait entendre, les jours me sont comptés à moi aussi et il n’est pas mon héritier.

— Ce qui veut dire ?

— Que mon neveu sera prochainement le maître d’Astwell Park où l’enfant n’aura plus sa place... mais écoutez plutôt Marie : elle veut parler encore.

Au creux de sa main, Guillaume sentit, en effet, la légère pression des doigts fragiles :

— Promets-moi, mon Guillaume !... Il va avoir... beaucoup de chagrin... et il aura besoin... de quelqu’un de fort... et surtout... qu’on l’aime !... Oh... mon Dieu !... Il faut qu’il revienne !...

Le souffle lui manqua soudain. Marie haletait à présent cependant que sa main tentait de s’accrocher à celle de Guillaume qui, bouleversé, glissa un bras sous l’oreiller pour la prendre contre lui.

— Marie, Marie !... Je promets tout ce que tu veux mais ne t’en va pas !... Reste encore !... Moi aussi j’ai besoin de toi ! J’espérais toujours ton retour !... Ou que tu m’appellerais !... Tu ne sauras jamais à quel point je t’ai aimée...

Un instant, il crut à un miracle : sur le visage si proche du sien, un sourire, un vrai sourire, celui d’autrefois, chaud et rayonnant, venait de se poser comme un brillant papillon sur une fleur pâle. Puis la tête blonde se pencha vers la sienne, s’y appuya. Il l’entendit chuchoter :

— Mon amour... on... se... retrouvera...

Un tout petit hoquet ressemblant presque à un soupir, et la tête se fit plus lourde. Guillaume comprit que Marie-Douce venait de s’endormir pour toujours quand l’une des deux personnes que son entrée avait écartées du chevet de la mourante et auxquelles il n’avait guère prêté attention se pencha sur eux. C’était un homme vêtu de noir dont il devina qu’il était médecin :

— C’est fini, monsieur ! Lady Marie nous a quittés...

A regret, Guillaume abandonna le corps autour duquel, d’instinct, il avait resserré ses bras et, se relevant, jeta autour de lui un regard noyé, presque égaré, qui cependant s’arrêta sur une figure connue émergeant soudain, rougie par les larmes, d’un tablier de mousseline réduit à l’état de mouchoir :

— Kitty ! murmura-t-il. C’est bien vous ?

— Oui, monsieur Guillaume, c’est bien moi !... Quelle tristesse de vous retrouver dans un moment si douloureux !... Je suis toujours restée à son côté...

— Vous avez eu plus de chance que moi !... Cependant, je suis heureux de vous revoir.

Il alla vers elle et lui prit les mains en un geste d’amitié spontanée. La fidèle camériste appartenait tout entière à ces rares et merveilleux jours de bonheur vécus avec Marie aux Hauvenières, la petite maison des bords de l’Olonde où deux fois l’an Marie était venue le rejoindre après avoir affronté une traversée de la Manche souvent difficile. Elle débarquait à Cherbourg où l’attendait Joseph Ingoult, leur ami sûr, qui la conduisait ensuite jusqu’à la gentilhommière nichée dans la verdure sur les arrières de Port-Bail. A l’exception d’une semaine à Paris, pendant la Révolution, c’est là qu’ils s’étaient aimés avec une passion sans cesse renouvelée, là qu’elle avait donné le jour à un fils nommé Arthur, là enfin qu’elle l’avait attendu vainement lorsqu’il gisait, les jambes brisées, au creux d’un marais habité par les fièvres. C’est là, enfin, que, à bout de ressources et le croyant mort, elle avait accepté de suivre sir Christopher qui avait eu le génie de venir la chercher au bon moment 5. Oui, Kitty faisait partie de ses plus chers souvenirs et il était doux de la revoir...

L’heure et l’endroit, cependant, étant mal choisis pour les souvenirs, il n’était guère possible de s’attarder à leur évocation. Après avoir procédé au constat de décès, le médecin pria Kitty de donner les soins nécessaires à la dépouille mortelle avec l’aide des autres femmes de la maison. Sir Christopher invita Tremaine à le suivre dans la pièce où il aimait à se tenir le plus souvent, une sorte de musée de la chasse donnant directement sur le parc et qui lui servait de fumoir, de cabinet de travail et de bibliothèque.

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