A peine, d’ailleurs, les arrivants se furent-ils installés que Margaret Baxter leur servit une généreuse rasade d’un vieux whisky pur malt, s’en versa une équivalente et, levant son pot, déclara d’une voix vibrante :
— Bienvenue à notre voyageur des confins du grand Océan ! Bienvenue aussi à celui qui vient en ami ! Cette maison et moi-même vous accueillons avec joie et l’espoir de vous y revoir souvent !
Tandis qu’elle prononçait cette formule d’accueil, le visage de l’Écossaise, perdant alors toute austérité, rayonna d’un chaud sourire qui alluma des étincelles dans ses yeux. Les deux hommes se levèrent pour répondre au toast comme l’exigeaient la tradition puis se rassirent pour attaquer le cocka-leekie — bouillon de poule écossais aux poireaux et aux pruneaux — que la servante apportait dans une vaste soupière décorée de fleurs bleues.
Dire que Tremaine apprécia la cuisine de son hôtesse serait beaucoup dire : il y avait une marge sérieuse entre Mrs Baxter et Clémence Bellec dont le talent régnait sur la cuisine des Treize Vents, mais il avait faim, les mets étaient présentés sans recherche inutile et accompagnés d’un vin qui n’avait pu voir le jour que dans un coin quelconque du Bordelais. Surtout, il fut sensible à la tarte au sirop d’érable venue en droite ligne de Québec et dont la saveur d’enfance retrouvée lui mit une larme au coin de l’œil. Dans les instants de détresse morale qu’il traversait, cette hospitalité généreuse et tellement inattendue dans un pays détesté lui mettait un peu de baume au cœur et ce fut sans révolte intérieure et même avec un certain enthousiasme qu’il s’entendit promettre de revenir à Paternoster Row pour y passer quelques jours avant de reprendre la mer, son douloureux pèlerinage achevé... Au fond, en liant amitié avec la veuve du libraire, il ne trahissait pas vraiment son vieux serment de haine sans merci à l’Angleterre : Margaret était écossaise et cela changeait tout...
Une heure plus tard, un peu ivre — mais les deux autres l’étaient presque autant que lui ! — , il se laissait choir dans les coussins moelleux d’une chaise de poste peinte en rouge et noir, tirée par quatre chevaux crachant le feu par les naseaux et sur laquelle régnait une sorte de gnome emperruqué sous un haut-de-forme à cocarde.
— Vous en faites pas, gentleman, déclara cet intéressant personnage et tâchez de dormir un brin ! Vous serez chez vos amis à temps pour le breakfast ou je ne m’appelle plus Sam Weldon.
— Faites ça, affirma Tremaine, et vous aurez triples guides !
Le « hurrah » du cocher se perdit dans le fracas de huit paires de sabots et de quatre roues ferrées démarrant avec un bel ensemble. Si brutalement même que le voyageur faillit se retrouver assis sur le tapis. Il ne pesta que pour la forme, se cala de son mieux dans un coin, les pieds posés sur la banquette avant, croisa les bras et ferma les yeux. La voiture n’avait pas encore quitté Londres qu’il dormait à poings fermés...
Une poigne vigoureuse tira Guillaume de son sommeil. Entrouvrant des paupières pesantes, il vit que la voiture était arrêtée, la portière ouverte et le cocher occupé à le secouer :
— Eh bien ? fit-il.
— Astwell Park, mylord ! Vous êtes arrivé ou peu s’en faut !
Du manche de son fouet, il désignait un parc dont les murs d’enceinte cheminaient sur les renflements de douces collines à la manière de la Grande Muraille de Chine. Le vaste espace qu’ils enfermaient se distinguait du paysage environnant par l’absence de haies et de cultures mais aussi par la présence de grands conifères harmonieusement mêlés aux chênes et aux hêtres. Au centre, on apercevait une longue maison grise, un bâtiment de style élisabéthain dont une succession de pignons, de lucarnes et de cheminées brisait la ligne des toits. L’aurore qui teintait de mauve les vieilles pierres faisait miroiter les innombrables carreaux de hautes fenêtres à meneaux montant le long des façades comme des échelles.
Grâce aux cygnes qui évoluaient sur l’eau sombre des douves ceinturant les trois quarts du château et aux hérons qui le survolaient, l’ensemble donnait une grande impression de noblesse mais de son charme suintait une certaine tristesse...
Le regard aigu de Tremaine suivit un instant la course d’un jeune daim traversant une pelouse pour rejoindre l’abri d’une proche futaie puis revint se poser sur Sam Weldon :
— Repartons ! dit-il. Nous en avons bien pour quelques minutes si vous n’allez pas trop vite. Cela me donnera le temps de remettre de l’ordre dans ma toilette...
Il prit à ses pieds un nécessaire posé à même le sol de la voiture, l’ouvrit et entreprit d’effacer le désordre et la poussière de la route. Il ne tenait pas à se présenter devant l’époux de Marie-Douce sous une apparence négligée et moins encore devant celle qui l’avait appelé.
A mesure que la voiture roulait vers la demeure, son cœur se serrait davantage. Était-elle encore vivante, sa douce Marie ? Tous ces retards accumulés n’avaient-il pas usé ses dernières forces en lassant la patience — trop courte le plus souvent ! — de l’impitoyable gardienne de l’au-delà ? Allait-il seulement la revoir ? Cette maison silencieuse ressemblait au tombeau d’une légende...
Lorsque s’ouvrit la lourde porte en chêne sculpté où aboutissait une volée de marches, il se sentit un peu moins terrifié. Le robuste maître d’hôtel au visage brique apparu dans l’encadrement arborait une si bonne santé qu’elle avait quelque chose de rassurant. Derrière lui s’étendait un grand hall dallé, très noble et très beau avec ses lambris Renaissance surmontés de trophées de chasse et de grands tableaux noircis par le temps sous un plafond à caissons enluminés. Puis il aperçut le flamboiement d’une large cheminée où un arbre tronçonné crépitait sous un arc Tudor en pierre blanche.
— Je me nomme Guillaume Tremaine et je viens de France. Je sais que l’heure est matinale mais... puis-je voir lady Astwell ?
Le serviteur n’eut pas le temps de répondre. Un homme s’était levé d’un des énormes fauteuils qui faisaient face au feu et s’avançait vers le visiteur en s’appuyant lourdement sur une canne :
— Laissez, Sedgwick ! C’est à moi d’accueillir ce gentleman. Veuillez entrer, monsieur ! Je vous attendais, voyez-vous ! C’est pourquoi vous me trouvez ici. Je suis le guetteur, en quelque sorte...
— Vous m’attendiez ?
— Depuis des jours et des jours... Depuis que je vous ai écrit.
— Étiez-vous donc certain que je viendrais ?
— Elle en était certaine... Mais entrez, je vous en prie ! Hâtons-nous ! Marie retient sa vie de tout ce qui lui reste de forces, mais j’ai toujours peur qu’elle ne soit vaincue. Le combat est tellement inégal !
Puis, changeant soudain de ton :
— Est-ce que vous boitez, vous aussi ?
— Un peu, oui... Un accident de cheval il y a une dizaine d’années...
— Moi, c’est plus récent et je ne m’en remets pas. Ce qui est d’ailleurs sans la moindre importance. Au contraire...
Il avait dit cela d’un ton allègre et Guillaume le regarda mieux. Indéniablement, sir Christopher avait fort grand air mais bien mauvaise mine. Dans un visage au teint plombé, les traits demeuraient nobles et bien tracés, les yeux aux larges cernes imprimés par une mystérieuse maladie conservaient une teinte bleutée pleine de douceur et s’il se tenait un peu voûté, il n’en restait pas moins un homme de haute taille. Il était beau sans doute — naguère encore peut-être ! — et, mordu par une subite jalousie, Guillaume se demanda jusqu’à quel point Marie avait pu l’aimer. Pour essayer d’en savoir plus, il répéta ses derniers mots :
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