— Ainsi, dit-elle enfin, c’est pour lui... ce que j’ai vu en bas ?
— Oui. Je te le répète, je hais cet instrument que j’ai vu massacrer tant d’innocents et il me fait horreur, mais cet homme ne mérite pas de tomber, comme un soldat, sous les balles d’un peloton. Ce n’est pas à toi, ni même à Nicolas Mallerousse que j’offre cette tête, c’est aux ombres de mes hommes déchiquetés par ce boucher.
— Et c’est... pour quand ?
— C’est pour maintenant ! Voici le prêtre, d’ailleurs...
Un homme âgé, en soutane noire, émergeait, en effet, des ombres de l’escalier, un bréviaire à la main. Marianne secoua la tête :
— Il n’en voudra pas. Il n’est pas catholique.
— Je le sais, mais il n’était pas possible d’amener ici un pasteur. Qu’importe, d’ailleurs, à la minute où l’on meurt, la bouche qui parle de Dieu et prononce les paroles d’espoir en sa miséricorde, pourvu qu’elles soient prononcées...
Avec une légère inclination du buste, le prêtre se dirigea vers la porte close, précédé du geôlier qui s’empressait. Marianne saisit nerveusement le bras de Napoléon.
— Sire !... Ne restons pas ici ! Je...
— Tu ne veux pas voir cela ? Je n’en suis pas étonné. Au surplus, il n’entrait pas dans mes intentions de te faire assister à un tel spectacle. Je voulais seulement que tu sois certaine que, cette fois, ma justice ne se trompe pas et que rien ne pourra l’arrêter. Redescendons !... à moins que tu ne désires lui dire adieu...
Elle fit signe que non, courut presque vers l’escalier. Non, elle ne voulait pas revoir Francis, elle ne voulait pas triompher de lui à l’instant où il allait mourir pour qu’au moins la dernière pensée de cet homme, qu’elle avait aimé et dont un instant elle avait porté, le nom, ne fût pas, à sa vue, tournée vers la haine. Si le repentir était possible pour un homme tel que Francis Cranmere, il ne fallait pas qu’elle vînt en détourner le cours bienfaisant...
L’Empereur à sa suite, elle redescendit l’escalier, traversa le pont-dormant sans un regard à l’affreuse machine et se retrouva bientôt dans le désert blanc de la grande cour. La bourrasque qui la frappa en plein corps lui fit du bien. Elle lui offrit son visage brûlant. La neige recommençait à tomber. Quelques flocons se posèrent sur ses lèvres. Elle les aspira avec délices puis, se retournant, attendit que Napoléon, moins agile qu’elle, l’eût rejointe. Il reprit son bras et comme à l’aller, mais plus lentement, ils suivirent le chemin du pavillon de la Reine.
— Et les autres ? demanda soudain Marianne. Les tenez-vous aussi ?
— La vieille Fanchon et ses hommes ? Sois sans crainte : ils sont sous clef et ¡1 y a contre eux suffisamment de charges pour les exécuter cent fois ou leur faire passer une éternité de galères sans évoquer cette affaire. Ils seront jugés régulièrement et punis. Pour celui-là, c’était impossible... Il en savait trop et l’Angleterre eût peut-être réussi à le faire encore évader. Le secret s’imposait.
Ils étaient revenus dans la salle déserte où Roustan tisonnait le feu. Napoléon poussa un soupir et ôta son chapeau où la neige fondait en gouttelettes.
— Parlons de toi, maintenant. Quand les routes seront devenues un peu meilleures, tu retourneras en Italie. Je dois faire droit aux réclamations de ton époux parce qu’elles sont justifiées. L’Empereur n’a pas le droit de refuser au prince Sant’Anna de retrouver son épouse...
— Je ne suis pas son épouse ! protesta Marianne avec fureur. Et vous le savez parfaitement, Sire !
Vous savez pourquoi je l’ai épousé ! L’enfant n’est plus... il n’y a donc plus de lien entre moi et... cette ombre !
— Tu es sa femme, même si ce n’est que de nom. Et je ne comprends pas, Marianne, que tu fuies ainsi devant ton devoir ! Toi que je croyais si vaillante ! Tu as accepté l’aide de ce malheureux... car il ne peut pas ne pas l’être dans les conditions de vie qu’il s’est faites... et maintenant que tu ne peux plus remplir ta part du contrat tu n’as même pas le courage de chercher avec lui une franche explication ? Tu me surprends...
— Dites que je vous déçois ! Mais je n’y peux rien, Sire, j’ai peur ! Oui, j’ai peur de cette maison, de ce qu’elle contient, de cet homme invisible et des maléfices qui rôdent autour de lui. Toutes les femmes de cette famille sont mortes de mort violente ! Moi, je veux vivre pour retrouver Jason !
— Il fut un temps où tu voulais vivre pour moi ! constata Napoléon avec un peu de mélancolie. Comme les choses changent ! Comme les femmes changent... Au fond, je crois que je t’aimais mieux car, en moi, tout n’est pas mort pour toi et si tu voulais...
Elle eut un geste de protestation :
— Non, Sire ! Pas cela ! Dans une seconde vous allez me proposer... la solution commode que m’a suggérée un jour Fortunée Hamelin. Elle satisferait sans doute le prince Sant’Anna, mais, moi, j’entends me conserver à celui que j’aime... quels qu’en puissent être les risques !
— Eh bien, n’en parlons plus ! soupira Napoléon d’un ton si sec que Marianne comprit qu’elle l’avait vexé.
Dans son orgueil masculin, il pensait peut-être qu’une heure d’amour avec lui suffirait à rendre moins cuisant le regret de Jason et la ramènerait, soumise désormais, dans le plan de vie qu’il avait dû tracer pour elle.
— Il faut que tu ailles là-bas, Marianne, ajouta-t-il au bout d’un court silence, l’honneur et la politique l’exigent. Tu dois rejoindre ton époux. Mais sois sans crainte, il ne t’arrivera rien.
— Qu’en savez-vous ? fit Marianne avec plus d’amertume que de politesse.
— J’y veillerai. Tu ne partiras pas seule ! Outre cet étrange bonhomme qui t’a pratiquement adoptée, tu auras une escorte... une escorte armée qui ne te quittera pas et devra rester à ta disposition.
Marianne ouvrit de grands yeux.
— Une escorte ? A moi ? Mais à quel titre ?
— Disons... à titre d’ambassadrice extraordinaire ! En fait, c’est à ma sœur Elisa que je t’envoie et non pas à Lucques mais à Florence. Il te sera facile d’y régler tes comptes avec ton mari sans courir le moindre danger car je te chargerai de messages pour la grande-duchesse de Toscane. J’entends que, même là-bas, ma protection s’étende sur toi et qu’on le sache.
— Ambassadrice ? Moi ? Mais je ne suis qu’une femme.
— J’ai souvent employé les femmes. Ma sœur Pauline en sait quelque chose ! Et je ne veux pas te livrer pieds et poings liés à celui que tu as... toi-même... choisi d’épouser !
L’allusion était claire. Elle sous-entendait que si Marianne avait eu plus de sagesse elle eût fait confiance à son amant d’alors pour assurer son existence sans aller se fourrer dans une aventure impossible... Jugeant qu’il valait mieux ne pas répondre, elle choisit de s’incliner et lui offrit une révérence protocolaire.
— J’obéirai, Sire ! Et je remercie Votre Majesté de prendre soin de moi.
Mentalement, elle calculait déjà qu’une fois à
Florence il lui serait bien plus aisé qu’elle ne l’avait craint de gagner Venise. Elle ne savait pas bien encore comment elle réglerait son différend avec le prince Corrado, ni quelle forme d’arrangement il désirait lui offrir, mais une chose était certaine : elle ne vivrait plus jamais dans la grande villa blanche, belle et vénéneuse comme l’une de ces fleurs exotiques dont le parfum enchante mais dont le suc peut tuer...
Bien sûr, il y aurait l’escorte dont il faudrait se débarrasser...
La porte s’ouvrit soudain. Vidocq apparut. Il se contenta de s’incliner gravement sans un mot... L’Empereur tressaillit. Son regard tourna, accrocha celui de Marianne qui le soutint sans faiblir, bien qu’elle se sentît pâlir malgré elle.
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