— Non, rectifia derrière eux une voix tranquille, vous ne l’avez pas volé ! Vous l’avez enlevé... avec l’assentiment de l’Empereur ! Cette nuit-là, n’est-ce pas, les gabelous ont eu le sommeil singulièrement dur ?
Si Vidocq avait cherché un effet de théâtre, il pouvait être satisfait. Oubliant le brick dont on entendait la chaîne d’ancre racler l’écubier et glisser dans les profondeurs, Marianne, Jason, Jean Ledru et même Jolival, subitement ressuscité, se tournèrent vers lui d’un même mouvement. Mais ce fut Jason qui traduisit le sentiment des autres.
— L’assentiment de l’Empereur ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
Adossé au grand mât, Vidocq, les bras croisés, regarda l’un après l’autre ces visages tendus vers lui. Puis, avec l’extrême douceur que savait prendre sa voix quand il le fallait, il répondit :
— Que depuis des mois il a bien voulu me donner ma chance, que je suis à son service... et que j’avais ordre de te faire évader, à tout prix ! Cela n’a pas été facile, car, à l’exception de cette jeune femme, choses et gens se sont tournés contre moi. Mais tu n’étais pas encore jugé que j’avais mes ordres !
Sur le coup, personne ne trouva rien à dire. La stupeur retenait les voix au fond des gorges tandis que les regards cherchaient à démêler ce qui, tout à coup, était devenu différent chez cet homme énigmatique. Suspendue au bras de Jason, Marianne essayait vainement de comprendre et ce fut peut-être parce que cette compréhension était au-dessus de ses possibilités qu’elle retrouva la première l’usage de la parole.
— L’Empereur voulait que Jason s’évade ? Mais alors pourquoi le jugement, pourquoi la prison, le bagne...
— Cela, madame, il vous le dira lui-même car il ne m’appartient pas de vous révéler ses raisons qui sont de haute politique.
— Me le dire lui-même ? Vous savez bien que ce n’est pas possible ! Dans un instant, je vais partir, quitter la France pour toujours...
— Non !
Elle crut avoir mal entendu.
— Qu’avez-vous dit ?
Il tourna vers elle un regard où elle crut bien lire une profonde pitié. Plus doucement encore, si cela était possible, il répéta :
— Non !... vous ne partez pas, madame ! Pas maintenant tout au moins ! Je dois, une fois que Jason Beaufort aura repris la mer, vous ramener à Paris.
— Il n’en est pas question ! Je la garde ! Mais il est temps de s’expliquer. Et, d’abord, qui es-tu au juste ?
Saisissant Marianne par le bras, Jason venait de la faire passer derrière lui, comme s’il voulait lui faire, contre un danger menaçant, un rempart de son corps. D’instinct, elle le ceintura de ses deux bras pour mieux le retenir contre elle, tandis qu’avec colère il s’adressait à son compagnon d’évasion. Vidocq haussa les épaules et soupira :
— Tu le sais bien : François Vidocq, et, jusqu’à cette minute, j’ai été un bagnard, un prisonnier, un gibier que l’on traque. Mais cette évasion, c’est ma dernière, la bonne parce qu’au-delà d’elle il y a maintenant une autre vie.
— Un mouchard ! Voilà ce que tu es sans doute.
— Merci pour le doute ! Non, je ne suis pas un mouchard. Mais voici un an à peu près que M. Henry, chef de la Sûreté, m’a donné ma chance : travailler, du fond de mes prisons, à traquer le crime, à faire la lumière sur des affaires trop sordides pour n’être pas obscures. On me savait habile : mes évasions le prouvaient. Intelligent : mes intuitions sur telle ou telle culpabilité en faisaient foi. Je travaillais à la Force et, quand tu es arrivé, il m’a suffi d’un coup d’œil pour savoir que tu étais innocent, d’un regard à ton dossier d’accusation pour comprendre que tu étais le jouet d’une machination. L’Empereur devait penser de même car j’ai reçu immédiatement l’ordre de me consacrer uniquement à toi et à ton affaire. D’autres instructions ont suivi que j’ai dû adapter aux circonstances : ainsi, sans ton geste à la Don Quichotte, je t’aurais fait évader pendant le voyage.
— Mais enfin, pourquoi ? Pourquoi tout cela ? Tu as subi, avec moi, la chaîne, le bagne...
Un rapide sourire vint éclairer le visage dur de Vidocq :
— Je savais que c’était la dernière fois car ton évasion était aussi la mienne. Personne ne recherchera François Vidocq... ni d’ailleurs Jason Beaufort. J’ai gagné, avec toi, le droit de n’être plus un agent secret, caché sous les barreaux d’une prison et les loques d’un convict. A partir de cette minute, j’appartiens, et à visage découvert, à la Police Impériale[5]. Et rien de ce qui a été fait pour toi ne l’a été sans mon ordre. Un homme à moi a suivi la fausse M llede Jolival chez Surcouf, à Saint-Malo, un homme qui, dès son départ, a fait connaître au baron-corsaire l’ordre impérial d’aller prendre, en rade de Morlaix, le brick La Sorcière de la Mer pour la conduire là où je l’indiquerais, mais de s’arranger pour que cet enlèvement ait l’air d’en être véritablement un. Comme tu le dis, j’ai tout subi avec toi. Penses-tu que ce soit là du travail de mouchard ?
Jason détourna la tête. Son regard vint se poser sur celle de Marianne qui se collait à son épaule et qu’il sentait frémir et trembler tout le long de son corps.
— Non, dit-il enfin sourdement. Je ne comprendrai sans doute jamais les raisons profondes de Napoléon. Pourtant, je te dois la vie et je t’en remercie du fond du cœur. Mais... elle ? Pourquoi veux-tu la ramener à Paris ? Je l’aime plus que...
— Que ta vie, que ta liberté, que tout au monde ! acheva Vidocq avec lassitude. Je sais tout cela... et l’Empereur le sait aussi, très certainement ! Mais elle n’est pas libre, Jason, elle est la princesse Sant’Anna... Elle a un mari, même si ce mari n’est qu’un fantôme, car c’est un fantôme singulièrement puissant et dont la voix porte loin. Il réclame son épouse et l’Empereur se doit de faire droit à sa demande car la grande-duchesse de Toscane, sa sœur, pourrait voir flamber la révolte dans ses Etats si l’Empereur faisait tort à un Sant’Anna...
— Je ne veux pas ! cria Marianne en se serrant plus fort contre Jason. Je ne retournerai jamais là-bas !... Garde-moi, Jason !... Emporte-moi avec toi ! J’ai peur de cet homme qui a tous les droits sur moi bien que je ne l’aie jamais approché ! Par pitié, ne les laisse pas m’arracher à toi.
— Marianne !... ma douce ! Je t’en supplie, calme-toi... Non, je ne te laisserai pas ! Je préfère retourner au bagne, reprendre la chaîne, n’importe quoi, mais je refuse de te quitter.
— Il le faudra bien, pourtant ! fit tristement Vidocq. Voilà ton vaisseau que l’Empereur te rend, Jason. Ta vie est sur la mer, non aux pieds d’une femme unie à un autre. Et, dans le port du Conquet, une voiture attend la princesse Sant’Anna.
— Elle fera mieux de repartir car elle attendra en vain ! gronda une voix furieuse. Marianne reste ici !
Et Jean Ledru, un pistolet armé dans chaque main, vint se glisser entre le couple et le policier :
— Ici, c’est mon bord, policier ! Et, même s’il est petit, j’y suis maître après Dieu ! Sous nos pieds, c’est la mer et ces hommes sont les miens ! Nous sommes quatorze et tu es seul ! Si tu veux vivre longtemps, je te conseille de laisser Marianne partir avec l’homme qu’elle aime comme tous deux le désirent. Sinon, crois-moi, les poissons ne feront pas de différence entre la viande d’un agent secret ou celle d’un forçat évadé ! Allons, recule et descends dans la cambuse ! Quand ils seront à bord du brick, je te ramènerai à terre.
Vidocq secoua la tête et désigna le navire qui était tout près maintenant et que l’on allait accoster. Le haut bordage, d’instant en instant, dominait de plus en plus le pont du chasse-marée.
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