C’était peut-être un homme impossible, mais certainement aussi un homme plein de ressources, car il revint, une heure plus tard, avec un assortiment de vêtements féminins qui, pour être exclusivement locaux, n’en étaient pas moins aussi seyants que pittoresques. Marianne commençait à s’accoutumer aux modes de l’Archipel et se montra ravie de sa nouvelle garde-robe. D’autant plus que le galant architecte y avait ajouté quelques ornements d’argent et de corail qui faisaient grand honneur à l’artisanat local comme à son goût personnel.
Pourvue d’amples robes blanches à triples manches flottantes, d’un manteau sans manches et sans col, brodé de laine rouge, de bas rouges, de chaussures à boucles d’argent et même d’un grand bonnet de velours rouge, Marianne présida le soir même la table de sir James où les uniformes sévères des officiers du navire et les fracs des deux archéologues tranchaient d’amusante façon avec le côté baroque de sa propre mise.
Elle était la seule note légèrement discordante dans un concert typiquement anglais. Fort attaché aux traditions britanniques, sir James veillait à ce que tout, dans son carré, fût absolument anglais : depuis l’argenterie, la porcelaine de Wedgwood et les meubles pesants de la reine Anne, jusqu’à la bière tiède, l’odeur de whisky... et la cuisine regrettablement insulaire.
Malgré les nourritures quasi spartiates qu’elle avait ingurgitées au cours de son invraisemblable odyssée, Marianne s’aperçut que son séjour en France avait marqué ses goûts en matière culinaire et ne reconnut pas les plats qui lui plaisaient quand elle était enfant. Pouvait-on vraiment, après les merveilles de la cuisine d’un Talleyrand, trouver quelque saveur à une sauce à la menthe, accompagnant du mouton bouilli ?
On porta un toast au Roi, un à l’Amirauté, un à la Science et un à « lady Selton » qui trouva quelques paroles pleines d’émotion pour remercier son sauveur et ceux qui prenaient d’elle des soins si touchants.
Les deux architectes buvaient littéralement ses paroles, visiblement impressionnés par sa grâce et son élégance naturelle. L’un comme l’autre... et comme d’ailleurs la majorité des hommes présents, subissaient son charme, mais réagissaient de façon différente : tandis que Charles Cockerell, un de ces Anglais sanguins et un peu trop nourris, qui regardent la vie comme un immense pudding de Noël, dévorait la jeune femme des yeux et se répandait en galanteries où le style de Versailles se mêlait curieusement au siècle de Périclès, son ami Foster, un personnage mince et timide que ses longs cheveux roux faisaient ressembler étonnamment à un setter irlandais, ne lui adressait que de petites phrases courtes et de rapides coups d’œil, mais ne les adressait qu’à elle seule, comme si tous les autres convives avaient subitement cessé d’exister.
La conversation, après avoir roulé d’abord autour des ferments de révolte qui bouillonnaient sourdement dans les îles de l’Archipel, en arriva bientôt aux seuls exploits des deux compères, à Egine et à Phigalie, puis le duo tourna franchement à la compétition, chacun des deux exécutants s’efforçant sans vergogne de s’attribuer la majeure partie de la gloire au détriment de l’autre, le chœur ne se reformant, finalement, que pour critiquer sévèrement lord Elgin qui n’avait eu « qu’à se baisser pour ramasser la fortune » avec les admirables métopes du Parthénon.
— Au train où nous allons, soupira sir James quand, le repas terminé, il raccompagna sa passagère jusqu’à sa cabine, il se peut que cette croisière... et la belle entente de ces messieurs s’achèvent en pugilat... Il est vrai que j’aurai toujours la ressource de les confier à mon maître d’équipage pour qui les règles édictées par le marquis de Queensbury n’ont pas de secrets ! Mais, pour l’amour du ciel, ma chère enfant, n’adressez pas un sourire de plus à l’un qu’à l’autre !... sinon je ne réponds de rien ! C’est une chose effrayante qu’un savant qui veut briller !
Marianne, bien sûr, promit en riant, mais dut bien reconnaître par la suite que cette promesse amusée était plus difficile à tenir qu’elle ne l’avait imaginé car, durant les quelques jours qui amenèrent la frégate aux abords des détroits, l’assaut de rivalité se poursuivit. Elle ne pouvait apparaître sur le pont, pour y prendre l’air, sans que l’un ou l’autre des deux hommes, sinon les deux, ne se précipitât pour lui tenir compagnie. A croire qu’ils montaient la garde devant sa porte... Une compagnie qu’elle ne tarda pas, d’ailleurs, à trouver obsédante, car la conversation de l’un reflétait celle de l’autre et tournait incessamment autour des grandes découvertes qu’ils brûlaient d’exploiter.
Cependant, il y avait aussi un autre passager que les deux architectes exaspéraient : c’était Théodoros. Il les jugeait ridicules des pieds à la tête avec leurs chapeaux de paille, leurs vastes cravates foulard flottant sur leurs étroits vêtements de toile blanche et les parasols verts dont ils abritaient obstinément leurs teints pâles d’insulaires et, pour Foster, une collection de taches de rousseur.
— Quand nous serons à Constantinople, tu ne pourras jamais te débarrasser d’eux, dit-il un soir à Marianne. Ils te suivent comme ton ombre et, une fois à terre, ils continueront. Que feras-tu d’eux ? Penses-tu les conduire à ta suite chez l’ambassadeur de France ?
— Ce ne sera pas nécessaire. Ils s’occupent de moi parce qu’ils n’ont rien de mieux pour se distraire sur ce bateau et aussi parce qu’on m’appelle milady. Cela les flatte. Mais, une fois au port, ils auront bien autre chose à faire que s’intéresser à nous : tout ce qu’ils souhaitent c’est obtenir leur fameuse autorisation et repartir au plus vite pour la Grèce.
— Une autorisation de quoi ?
— Oh, je ne sais trop ! Ils ont découvert un temple en ruine et veulent pouvoir fouiller le sol afin de découvrir les pierres que le temps y a enterrées. Ils veulent aussi pouvoir prendre des dessins, faire des recherches sur l’architecture antique... que sais-je encore ?
Mais le visage du Grec s’était durci.
— Un Anglais est déjà venu en Grèce. C’était un ancien ambassadeur à Constantinople et il a eu l’autorisation de faire tout cela. Mais ce n’était pas seulement retrouver ou reproduire qu’il voulait : c’était emporter les pierres sculptées dans son pays, c’était voler les anciens dieux de mon pays. Et il l’a fait : des bateaux entiers ont quitté le Pirée avec les dépouilles du temple d’Athéna. Mais le premier d’entre eux, le plus important, n’est jamais arrivé : la malédiction s’est abattue sur lui et il a coulé ! Ces hommes rêvent de faire la même chose... je le sens, j’en suis sûr !
— Nous n’y pouvons rien, Théodoros, dit Marianne doucement en posant une main apaisante sur le bras, noueux comme un tronc d’olivier, de son insolite compagnon, votre mission et la mienne sont plus importantes que quelques pierres. Nous ne devons pas les compromettre, d’autant plus que nous ne sommes sûrs de rien. Et puis... leur bateau fera peut-être naufrage, lui aussi !
— Tu as raison, mais tu ne m’empêcheras pas de haïr ces vautours qui viennent arracher à mon peuple misérable le peu qui subsiste encore d’une gloire immense !...
L’amertume de cet homme, qu’elle considérait maintenant comme son ami, avait frappé Marianne, mais elle pensait l’incident clos et la cause entendue, quand les événements lui apportèrent un brutal démenti.
Le « Jason » s’était engagé dans le détroit des Dardanelles et voguait entre des étendues désolées de terres noires et de sables fauves, des croupes pelées piquées de ruines blanchies et de petites mosquées sur lesquelles tournait inlassablement le vol neigeux des oiseaux de mer.
Читать дальше