Juliette Benzoni - La fière américaine

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Alexandra adorait les voyages. Son mari les détestait. Elle n'était pas femme à supplier. Alors, un beau jour de 1904, la belle Américaine embarqua sur un paquebot luxueux et fit route vers la France. Elle avait décidé que ce périple serait un enchantement. Elle voulait parfaire sa culture, dévaliser les couturiers, briller dans les bals et les réceptions, flirter "à l'américaine" sans rien accorder aux messieurs trop pressants...
Mais elle ne savait pas que la France est le pays de l'amour et que le destin allait mettre sur son chemin le plus bel homme que la terre ait porté...

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Juliette Benzoni

La fière américaine

À Jean des Cars qui a réveillé ma passion des grands trains, j’ai dédié Les Dames du Méditerranée-Express avec amitié et gratitude…

PROLOGUE

Mars 1915 : Un cantonnement quelque part en Champagne…

Le brigadier sortit de la grange où son peloton était au repos depuis deux jours. Il cria :

— Tu viens, Bault ? Je t’offre une gnôle.

Il tapait des pieds dans sa hâte de retrouver le petit café toujours trop étroit pour ses consommateurs, la salle enfumée où remuaient de grandes ombres, où l’on parlait de tout en riant souvent, où il faisait bon chaud autour du poêle et où l’on oubliait un peu cette foutue guerre avec l’impression que tout était comme avant. Le brigadier trouvait même que ça lui rappelait son bistrot favori de La Chapelle : celui des parties de manille avec les copains.

Las d’attendre, il se mit en route embouquant la grande rue – presque la seule ! – au bout de laquelle pointaient le clocher de l’église, la demi-douzaine d’arbres encore debout et l’enseigne du café. Un homme grand et mince arriva derrière lui en courant. Un homme pas tout à fait comme les autres ; il avait cette distinction naturelle qui vient à bout de l’uniforme le plus mal coupé, un visage fin, des yeux gris rêveurs et un peu las.

— Va sans moi ! dit-il quand il eut rattrapé son camarade. Je te remercie pour l’intention mais je n’ai pas envie de boire.

— Qu’est-ce que tu veux faire alors ?

— Un tour de promenade.

— Par ce temps ?

— Oh, le temps ! S’il faut attendre qu’il change…

Il y avait bien deux semaines, en effet, qu’une espèce de crachin détrempait toute la région. On se serait cru en Bretagne.

Une lueur de malice s’alluma dans l’œil rond du brigadier.

— Me dis pas que tu vas encore à la gare ?

— Si. Je vais à la gare…

Depuis que Pierre Bault avait été affecté à l’escadron, sa manie des gares était passée à l’état de proverbe. Dès qu’on arrivait quelque part, il allait d’abord voir la ligne de chemin de fer s’il y en avait une et causer avec les fonctionnaires du rail. On le blaguait un peu, sans méchanceté parce qu’on savait que, jusqu’à la déclaration de guerre, il servait à la Compagnie Internationale des Wagons-Lits et que, parfois, il racontait une anecdote ou deux qui entraînaient pour un instant ses camarades dans un monde inconnu : celui des gens riches, des femmes du monde, des grandes cocottes. Il décrivait les beaux trains vernis et capitonnés comme des coffrets à bijoux, mais on sentait que tout ce qui roulait sur rail avait droit à sa tendresse. En plus, on l’estimait d’être parti comme les autres et d’avoir pris sa part de boue et de misère alors qu’il aurait pu se faire mobiliser dans les chemins de fer.

— Mais il y passe même plus de trains, dans celle-là ?

— Elle me plaît quand même. Et puis, les trains, ils reviendront un jour… À tout à l’heure !

— Sacré farceur !

Avec une bourrade amicale, le brigadier reprit son chemin tandis que Pierre Bault allait dans la direction opposée, les mains au fond des poches et le calot bien enfoncé sur l’œil…

Un moment plus tard, assis sur un banc du quai désert, à l’abri de la verrière encore intacte, il regardait la pluie tomber en longues raies liquides. Entre le double ruban d’acier qui se rouillait, elle formait des flaques d’eau où se reflétait le ciel gris-vert.

Il ne pouvait vraiment pas expliquer à son ami le brigadier pourquoi cette petite station de brique et de pierre blanche lui plaisait tant. Il aurait fallu lui dire qu’elle ressemblait un peu à celle de Beaune, en Bourgogne, lui parler d’une très belle dame, une blonde Américaine qui, à plusieurs reprises, avait traversé sa vie. Pas souvent pour sa tranquillité d’esprit, d’ailleurs, mais elle était la seconde de ces trois femmes dont l’histoire n’appartiendrait jamais qu’à lui-même et à son ami Antoine Laurens. C’était une sorte de trésor intime dans lequel, aux heures noires, il aimait à puiser.

Celle-là s’appelait Alexandra…

Et il resta là, jusqu’à la chute du jour, à se la raconter.

Première partie

DEUX AMÉRICAINES À PARIS…

1904

CHAPITRE PREMIER

EN MER

L’étrave noire de la Lorraine [1] taillait la longue houle de l’Atlantique. Devant elle, l’océan était vide et se perdait dans la nuit. Le long paquebot qui remontait vers le nord laissait derrière lui, comme un dernier souhait de bon voyage, le phare de l’île baleinière de Nantuckey en attendant d’apercevoir, plus tard, celui de Terre-Neuve. Le vent vif trouait le flot légèrement crêté d’écume et chassait les passagers qui, après le dîner, prétendaient faire une petite marche sur le pont-promenade. Presque tous se hâtaient de regagner le confort luxueux du grand salon dont les larges baies vitrées illuminaient le pont et d’y prendre quelques habitudes au son de la Petite Musique de nuit de Mozart jouée en demi-teinte par l’orchestre du bord. D’autres préféraient rejoindre leurs cabines pour achever de s’installer ou, tout bêtement, aller dormir. Personne ne s’habillait le premier soir d’une traversée : il fallait laisser aux femmes de chambre le temps de déballer les bagages et de repasser ce qui en avait besoin. Les dames, d’ailleurs, étaient en chapeau pour ce premier repas où l’on s’examinait avec plus ou moins de discrétion en essayant d’évaluer la fortune du voisin. À moins que, sachant à quoi s’en tenir lorsqu’il s’agissait d’une célébrité, on n’ébauchât une stratégie pour se faire présenter…

Au-dehors, quatre hommes affrontaient la bise aigre avec détermination. Trois d’entre eux, les mains au fond des poches de leurs pelisses fourrées, le chapeau ou la casquette enfoncés jusqu’aux yeux, s’efforçaient de prouver qu’ils avaient le pied marin en discutant Bourse et valeurs cotées accoudés au bastingage. Le quatrième, un personnage grand et rouge enveloppé d’un lourd manteau écossais, arpentait le pont d’un pas solide en fumant un cigare. Il allait et venait entre les trois courageux et la seule chaise longue occupée comme s’il prétendait en interdire l’approche.

Ce manège amusa un moment celle qui s’y trouvait puis finit par l’agacer. En vérité, le cher oncle Stanley en faisait trop et elle l’appela d’un geste lorsqu’il se trouva au plus près.

— Votre vigilance n’est-elle pas un peu excessive ? Aucun de ces messieurs ne songe à m’aborder…

— Parce que je suis là ! Mais que je m’éloigne et ces « messieurs », je vous en fais le pari, se hâteront de venir tourner autour de votre siège. Est-ce cela que vous souhaitez ?

— Vous plaisantez, j’espère ?

— Bien sûr, bien sûr !… Mais pourquoi vous entêtez-vous à rester là alors que le temps menace ?

— Justement parce que j’espérais un peu de solitude. Je ne crains pas la mer, vous le savez bien, et j’aime assez même quand elle commence à se fâcher comme à présent…

— Une bonne tempête vous ravirait, en somme ?

— Peut-être… Vous aussi, d’ailleurs, inutile de le nier.

— Le vieux sang viking, je pense ? C’est vrai, j’aime le gros temps. Sauf quand j’ai trop mangé ! Nous n’aurions jamais dû embarquer sur un bateau français ! Ces gens-là font une cuisine sublime à laquelle je ne sais pas résister. Mais vous me semblez avoir fort bien supporté l’épreuve ?

Alexandra eut un rire léger que le mugissement du vent ne réussit pas à éteindre tout à fait et qui fit se retourner l’un des trois braves :

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