Que répondre à cela sans être blessante ? Alexandra eut beau assurer que toute sa famille appréciait les visites outre-Atlantique, deux longues années s’écoulèrent avant qu’elle ne réussît à arracher à Jonathan la promesse de l’emmener au moins en France et en Autriche. Non sans peine, mais il n’est pas encore né, du moins sur la terre américaine, celui qui saura dire obstinément non à sa femme.
En ce qui concernait Alexandra, ce refus qu’on lui opposait sous les prétextes les plus divers finit par l’exaspérer et elle en vint à poser un ultimatum à son époux : ou bien il l’accompagnait dans le voyage dont elle rêvait ou bien elle le ferait sans lui. Pas seule, bien sûr, mais chaperonnée par l’un des membres de sa famille : il y avait toujours à Philadelphie un ou une Forbes prêt à s’embarquer sur le premier bateau venu.
Comprenant qu’il causait une véritable peine à sa jeune femme et que le stade du caprice était dépassé, Carrington décida enfin que l’on partirait pour la France au mois de mars mais sur le Majestic, le paquebot vedette de la très britannique White Star.
Passant sur ce détail, Alexandra, enchantée, fit ses préparatifs, procéda à un tri sévère dans ses toilettes avec l’intention ferme d’en doubler ou d’en tripler le nombre chez les couturiers parisiens. Elle acheta le dernier Baedeker et y lut tout ce qu’elle put trouver sur les lieux qui l’intéressaient. Elle n’en continua pas moins à mener une vie mondaine des plus actives, ne manquant ni un bal, ni une soirée au Metropolitan Opera, ni un vernissage sans compter une multitude de thés, de conférences et de réceptions dans sa propre demeure.
Elle glana durant ce temps quelques conseils, quelques adresses intéressantes et opéra, dans ses carnets, le recensement des quelques amies installées en Europe. Pendant quelques semaines, elle vécut cette sorte d’anticipation joyeuse qui ressemble un peu à des fiançailles. En dépit des critiques sévères qu’elle portait à son encontre, elle brûlait d’envie de connaître la noblesse française, descendant de ceux qui avaient servi Marie-Antoinette…
Et puis ce fut la catastrophe.
Comme tous les couples de la haute société américaine, les Carrington consacraient peu de temps à leur intimité en dehors du petit déjeuner toujours pris en commun et de l’heure, souvent tardive, où, revenant de quelque soirée, à moins qu’ils n’eussent eux-mêmes reçu, ils se retrouvaient tête à tête, le plus souvent dans la chambre d’Alexandra où Jonathan, en buvant un dernier verre, s’accordait le plaisir de contempler sa ravissante épouse avant de lui souhaiter une bonne nuit.
Ce soir-là, ils revenaient d’un dîner chez les Monroe qui avait été fort gai et Mrs Carrington, très en verve, commentait les menus événements de la soirée. Elle s’était bien amusée et ne prêtait guère attention à la mine contrainte de son mari quand, soudain, elle s’avisa d’une circonstance insolite : au lieu de s’asseoir contre le miroir, Jonathan, les mains au fond des poches, tournait en rond autour d’un guéridon comme un vieux sage chinois autour d’une idée essentielle.
— Vous ne m’écoutez pas ? reprocha-t-elle doucement. Avez-vous donc un souci ? Je vous ai observé quand nous étions à table, vous écoutiez à peine Lily Monroe.
— C’est vrai, soupira-t-il. J’ai un grave souci et je ne sais comment m’y prendre pour vous le faire partager. Vous allez devoir faire preuve de beaucoup d’indulgence, ma chérie…
Le mot fit rire Alexandra.
— Mon indulgence ? Quel drôle de terme dans votre bouche ! Auriez-vous commis une grosse bêtise ? Cela ne vous ressemblerait pas.
— Il ne s’agit pas d’une bêtise et ce qui m’arrive est tout à fait indépendant de ma volonté. En deux mots : je dois me rendre à Washington dès demain. Le Président m’a fait savoir qu’il m’attend. Il s’agit d’une affaire grave.
La jeune femme fronça les sourcils. Elle n’aimait pas beaucoup le titre officiel donné à un homme que tous deux appelaient simplement Teddy, même depuis que, parvenu à la magistrature suprême, il s’était installé à la Maison-Blanche. Il y avait là un signe pompeux qui n’augurait rien de bon.
— Ce n’est pas la première fois qu’il vous convoque d’urgence. Avez-vous une idée de ce que vous veut le… président Roosevelt ?
— Très vague mais je ne crois pas me tromper : il me réserve une mission importante… Je suis désolé, ma chérie, ajouta-t-il très vite en voyant s’assombrir le délicat visage, mais je crois que vous allez devoir me rendre ma parole. Je suis à peu près certain que nous ne pourrons pas partir dans huit jours.
Alexandra se leva brusquement. Dans son visage que la colère pâlissait, ses yeux sombres étincelaient.
— Voilà donc ce que vous mitonniez ? En vérité je suis trop bête ! J’aurais dû m’attendre à quelque chose de ce genre ! Car toujours vous avez trouvé de bonnes excuses pour éviter ce voyage mais je dois dire que, cette fois, vous faites vraiment donner la grosse artillerie. Le Président ! Rien de moins !… Et cela pour reprendre votre parole ? Oh, c’est indigne… indigne !
Jamais Jonathan n’avait vu sa femme si fort en colère. Jamais non plus ils ne s’étaient véritablement disputés et il se sentit un peu désorienté. Il voulut s’approcher d’elle mais elle fila d’un trait à l’autre bout de la pièce.
— Essayez de me comprendre, ma chérie, implora-t-il. Je n’ai aucun moyen de me dérober. D’autre part votre colère n’est pas justifiée : il ne s’agit pas d’annuler notre voyage mais seulement de le retarder…
— Jusqu’où ? Aux calendes grecques, voyons ! Mais ayez donc le courage de vos décisions ! D’autant que vous savez très bien pourquoi je veux partir en mars : une de mes amies s’apprête à épouser un baron vers la fin du mois.
L’excuse était mauvaise car le mariage n’avait pas lieu à Paris et Alexandra n’avait aucune envie d’y aller. En outre, elle constata qu’elle ne faisait qu’irriter Jonathan en voyant se froncer le profil romain de son époux qui ricana :
— Si vous voulez mon sentiment, c’est la meilleure des raisons pour retarder : être l’impuissant témoin du passage d’une belle dot américaine entre les mains d’un noble désargenté ne me cause aucun plaisir.
— Voilà le grand mot lâché ! s’écria la jeune femme en secouant sa chevelure dénouée comme une crinière de lion. C’est ce mariage qui vous tourmente ? Eh bien n’y venez pas mais moi je veux y assister. Conclusion : allez courir vos bien-aimées routes américaines pour le service de Teddy mais moi je pars pour l’Europe !
— Vous n’y pensez pas ! Je ne vous laisserai jamais voyager seule !
— Qui parle de cela ? Tante Amity qui adore l’Europe sera ravie de m’accompagner si même elle ne projette pas déjà de s’y rendre. Vous n’avez rien contre ma tante, j’espère ?
— Rien du tout. C’est une femme admirable… seulement j’ai annulé tout à l’heure nos passages sur le Majestic et alors…
— Sans même m’en parler ? De mieux en mieux ! Moi qui, tout à l’heure, délirais en compagnie de votre ami Russel Sage sur les plaisirs que j’escompte de cette traversée !
— J’en suis désolé, ma chérie, mais je ne pouvais pas vous dire cela au milieu du salon de Lily.
— Sans doute ! fit-elle sèchement. C’était tout à fait impossible mais, je vous en prie, ne vous tourmentez pas pour si peu. Je souhaite beaucoup voyager sur l’un des nouveaux paquebots français de la French Line, ainsi, je me trouverai de plain-pied dans l’ambiance que je recherche et ce n’est pas tante Amity qui s’y opposera : elle adore la France, elle !
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