Pour la jeune Herminie, ce fut une révélation. Certes, on fêtait Noël chez les siens, mais elle n’avait jamais rien vécu de comparable. Vêtue avec élégance pour la première fois de sa vie, elle portait du velours, du satin, de la dentelle et jusqu’à une cape de beau drap vert doublé de fourrure rousse de la même teinte que ses cheveux. En outre, elle reçut en cadeau de la Duchesse une agrafe de chapeau ornée de perles et de petites émeraudes et du Duc une chaîne d’or et de perles. Un véritable trésor dont elle se montra ravie et très fière.
La vie qu’elle menait à Dampierre lui convenait en tous points. Intelligente et pas maladroite, elle apprit vite de Marie et Anna les attributions et devoirs de la suivante d’une grande dame. Elle prit plaisir à manier les étoffes précieuses, les bijoux, et à accompagner Marie partout où elle se rendait. Enfin, presque ! En outre, celle-ci ayant découvert qu’elle lisait bien et possédait même une belle écriture, Herminie se trouva promue au rôle de secrétaire dont elle n’allait pas tarder à s’apercevoir que ce n’était pas une sinécure. Enfin elle s’attacha rapidement aux enfants : au petit duc dont la gravité précoce l’amusait et aux plus petites, Marie-Anne et Charlotte. Les deux filles de feu Luynes étant déjà reparties pour l’abbaye de Jouarre, dont l’abbesse était Jeanne de Lorraine, la sœur de Chevreuse, où leur éducation devait se poursuivre. En résumé, la jeune Lénoncourt s’estimant satisfaite de son sort renonça aux activités qui lui avaient valu l’expulsion de ses divers couvents. Elle pressentait que la vie à Dampierre pouvait être fort intéressante pour une jeune personne curieuse de toutes choses et douée d’un esprit vif.
Les invités de Noël quittèrent le château pour se rendre à la Cour et présenter au Roi leurs vœux à l’occasion de la nouvelle année. Claude de Chevreuse se joignit à eux dans l’intention de remercier Louis XIII de lui avoir rendu son épouse et de tenter peut-être un plaidoyer pour obtenir son entier retour en grâce. Seule Louise de Conti resta auprès de sa belle-sœur. Marie l’en avait suppliée afin de faire, avec elle, le point de sa situation et d’apprendre ce qui se préparait ou ce que l’on disait dans l’entourage de la Reine, questions qu’elle s’était interdites durant la trêve sacrée.
— Bar-le-Duc n’est pas au bout du monde, dit-elle, pourtant j’ai l’impression de revenir de chez le Grand Khan. Parle-t-on de moi ou m’a-t-on oubliée ?
— Vous oublier ? Vous voulez rire ! Lorsque j’ai quitté Paris ces jours derniers, vous étiez au centre de toutes les conversations. C’est juste si l’on n’engageait pas des paris sur le temps que vous alliez mettre à revenir auprès de la Reine ! Celle-ci ne désire que cela, vous le pensez bien, et elle m’a chaînée de vous embrasser avec la chaleur de son amitié.
— Mais ni le Roi ni son cher Richelieu ne veillent seulement me revoir ?
— Ils n’y paraissent guère disposés.
— Et que dit Monsieur ?
— Toujours égal à lui-même, il se range du côté de vos adversaires. Il aurait même dit à M. de Marcheville qui s’est hâté de le répéter qu’on vous faisait revenir dans le but de donner plus de moyens à la Reine de faire un enfant…
— Le petit misérable ! Après le mal que je me suis donné pour le porter au trône et lui faire épouser sa belle-sœur ! Ce pauvre Chalais est vraiment mort pour rien !
— Cela ne vous surprend pas, j’espère ? Ou le charme de Gaston vous aveuglait-il au point de le prendre pour ce qu’il ne sera jamais : un homme de cœur, franc et loyal ? Placer en lui le moindre espoir est jouer à fonds perdus. Il sera toujours prêt à entrer dans n’importe quelle conspiration où il verrait un quelconque intérêt mais en cas d’échec il abandonnera ses complices pour tirer son épingle du jeu et négocier au mieux son absolution !
Marie regarda son amie avec curiosité :
— Voilà un jugement sévère ! Vous l’aimiez bien, pourtant, quand nous endoctrinions d’Ornano pour qu’il accepte d’être le fer de lance de notre parti de l’Aversion ?
— Cela vient peut-être de ce que je ne le connaissais pas suffisamment. Cependant, ne vous souciez pas trop de son avis. Il est pour l’instant assez mal en cour parce qu’il voudrait se remarier.
— … et que le Roi trouve mauvais qu’il mette tant d’empressement à vouloir se donner un héritier alors que notre Reine n’en donne toujours pas ? L’énorme dot de la pauvre petite Montpensier, sa défunte épouse, devrait l’inciter à la patience.
— Oh ! ce n’est pas la raison ! Figurez-vous qu’il est amoureux !
Marie éclata de rire :
— Amoureux, cet égoïste forcené ? À qui le ferez-vous croire ?
— Mais… à n’importe qui car il semble décidé à rompre les lances contre tout venant pour les yeux de sa belle !
— Qui est ?
— La ravissante Marie-Louise de Gonzague, fille du duc de Nevers et héritière de Mantoue. Cette fois, il réunit l’unanimité : le Roi, la Reine, la Reine Mère, Richelieu, le reste de la Cour sont contre !
— La Reine Mère aussi ? Mais pourquoi ?
— D’abord parce qu’elle voulait lui faire épouser une princesse florentine, une de ses cousines Médicis, ensuite parce que le duc de Nevers a été l’un de ses adversaires acharnés au temps de sa régence après la mort du roi Henri. Son adversaire et celui de Concini forcément, et vous savez qu’elle ne pardonne jamais rien… Enfin – mais vous avez dû certainement l’apprendre dans votre thébaïde lorraine ! – nous sommes à la veille d’une guerre contre ses chers Espagnols pour établir les droits du duc de Nevers sur la succession de Mantoue.
Difficile, en effet, de ne pas être au courant d’une affaire qui depuis la mort du duc de Mantoue, Vincent II de Gonzague, survenue un an plus tôt, le 26 décembre 1627, agitait une partie de l’Europe.
Par testament le mourant avait désigné pour successeur son plus proche parent, le Français Charles de Gonzague de Clèves, chef de la branche cadette des Gonzague, et celui-ci était venu prendre possession de son héritage, composé du duché de Mantoue et du marquisat de Montferrat dont la capitale était Casal, une puissante forteresse du Pô.
Or, seize ans plus tôt, la France avait empêché le duc de Savoie de s’emparer de Casal et donc du Montferrat au nom de sa petite-fille, Marguerite, elle-même fille du prédécesseur de feu Vincent II Le Savoyard réitéra ses prétentions, réclamant le Montferrat pour Marguerite. S’en mêla alors l’Espagne toujours prête à profiter des situations difficiles et d’autant plus que la région en question avoisinait ses terres du Milanais. En outre le Mantouan dépendait de l’Empereur, le bon cousin Habsbourg, et celui-ci, à la mort du duc Vincent, se hâta de refuser l’investiture à Nevers. En outre, profitant de ce que l’armée française était retenue à La Rochelle, l’Espagne et la Savoie envahirent Montferrat. Seulement l’éclatante victoire de Richelieu contre les Anglais et les Rochelais venait de libérer les armes de la France et c’était, pour le Roi comme pour le Cardinal, une question d’honneur de ne pas abandonner le duc de Nevers.
On en était là au moment où Madame de Chevreuse rentrait à Dampierre pour y retrouver les siens. Et Madame de Conti venait de retracer pour son amie les grandes lignes du problème. Celle-ci l’avait écoutée avec d’autant plus d’attention qu’il s’agissait d’une situation comme elle les aimait parce qu’elle pensait toujours, et avant tout, qu’il serait peut-être possible pour elle d’en tirer un avantage personnel… De plus, si la France de Louis XIII et de Richelieu entrait en guerre contre l’Espagne, patrie de sa reine, elle était entièrement disposée à se dévouer sans compter pour servir une cause si chère à Anne d’Autriche. Enfin, quand un conflit éclatait, on ne pouvait jamais savoir qui en sortirait vivant. Que Louis disparût, et l’on pourrait reprendre joyeusement le dessein d’unir Anne d’Autriche à Gaston d’Orléans puisque la chance voulait qu’il fût veuf. Et le fait que tous ces beaux projets relevassent de la haute trahison n’allait pas empêcher Madame de Chevreuse de dormir…
Читать дальше