— Venons-en maintenant à ce qui vous a conduite ici ce soir. Vous voulez que je vous accorde la vie de ce jeune policier ?
— Oh oui, Sire ! S’il doit mourir à cause de moi...
— Vous l’aimez, je pense ?
— Plus que moi-même et...
— Soit ! Il vivra...
Les yeux de Charlotte s’emplirent de larmes :
— Oh, Sire, comment remercier Votre Majesté ? Elle me rend la vie à moi aussi et...
— Doucement. Je vous donne seulement l’assurance qu’il ne sera pas exécuté mais je ne peux aller plus loin. Il devra rester en prison jusqu’à la mort...
La joie de Charlotte vacilla comme une chandelle dans un courant d’air, mais le Roi poursuivait :
— Quant à M. de Louvois, qui est déjà dépositaire de certains secrets d’État, nous allons lui en fournir un autre à garder en tenant pour vraie la confession de Mme de Fontenac, ce qui vous assure contre toutes ses entreprises. Oser toucher à la fille du Roi lui coûterait trop cher... Qu’en pensez-vous ?
— Que je ne peux qu’offrir ma gratitude au Roi...
Elle s’interrompit, laissant son regard se perdre dans le foyer incandescent de la cheminée. La réclusion à perpétuité ! Jamais elle ne reverrait Alban... à moins que, par on ne sait quel miracle, elle réussisse à le faire évader... mais on ne s’évadait guère des prisons du Roi. Autrement dit, elle aurait de toute façon brisé sa vie et causé sa déchéance. Que pourrait-elle lui apporter en - faible ! - consolation ? Soudain une idée lui vint :
— Puis-je demander, au moins, la permission de l’épouser? Être sa femme... ne serait-ce que trois petites minutes !
— Non.
Devant l’expression douloureuse, lourde de tristesse, qui s’inscrivait sur le visage de Charlotte, il expliqua :
— La condamnation à mort... ou à l’équivalent, entraîne la confiscation des biens d’un homme... et donc de ceux de son épouse au profit de la Couronne. De quoi vivriez-vous ? L’attente peut être longue.
Et comme elle plissait les paupières dans un effort de compréhension, il la rassura :
— Ce jeu cruel a assez duré ! Je voulais sonder la qualité de votre amour. Il y a un instant, j’ai dit « jusqu’à la mort » intentionnellement, car il ne s’agit pas de sa mort à lui mais de celle de Louvois... A condition, bien sûr, que vous ne le fassiez pas assassiner la semaine prochaine ! Hé la ! Vous n'allez pas vous évanouir ?
Sous le coup de l’émotion, Charlotte vacilla sur son siège qui la soutint heureusement, sans quoi elle se fût sans doute écroulée. Louis haussa la voix :
— Vous m’avez compris ?
— Oui, Sire, mais j’ai eu si peur ! Quant à M. de Louvois, je le hais mais je ne pourrai porter atteinte à une vie, fût-ce la sienne. Je saurai attendre... Le temps qu ;il faudra, surtout si je n’ai plus rien à redouter de ses entreprises.
— Je vous ai dit ce qu’il en était. La sentence de ce jeune homme va recevoir en correction : «Tant qu’il plaira au Roi de le maintenir en geôle. »
— Oh, Sire! Vous me rendez la vie!... Cependant...
— Encore quelque chose ?
— Avec la permission de Votre Majesté. Je pense que M. de Louvois sera sans doute fort déçu de n’avoir pas vu tomber la tête d’un homme dont il sait à présent qu’il est son ennemi. Or - je suis la mieux placée pour en parler -, il peut agir à sa guise dans les prisons royales... et j’ai ouï dire qu’il existait au château de Vincennes une chambre « valant son pesant d’arsenic ». Aussi je redoute...
— Qu’il se débarrasse de lui discrètement? Il est certain qu’avec un homme de cette trempe on peut s’attendre à tout, admit Louis soudain songeur. Il cultive la rancune et ne connaît pas le pardon. En conséquence, il faudrait qu’il puisse le croire condamné à vie ? Réfléchissons ! Il ne faut rien négliger... Je vais remettre à M. de La Reynie un acte de ma main, sous sceau privé, qui libérera le prisonnier à une date qu’il ajoutera lui-même le moment venu... En outre, on retiendra votre amoureux à la Bastille au lieu de l’envoyer au château d’If, à Pierre-Encize, au Taureau ou à Pignerol, ce qui évitera les aléas des grands chemins. Il y bénéficiera d’un régime convenable. Quelle est votre opinion ?
— Que nous avons un souverain incomparable et je ne le remercierai jamais assez !
À nouveau elle était à genoux devant le fauteuil de Louis, qui caressa sa joue...
— Vous n’avez que trop souffert... et je ne peux faire moins pour... ma fille !... Non, ne protestez pas. Je trouve une douceur infinie à imaginer que ce peut être vrai... Malheureusement vous allez devoir continuer à vivre à l’écart de la Cour ! Avec peut-être une exception pour Madame qui vous aime et qui pourra vous rencontrer de temps en temps comme elle le fait pour Mme de Beuvron. Et puis, elle vous écrira, évidemment ! Aucune force dans l’univers n’aurait le pouvoir de l’empêcher de prendre la plume ! Allez, maintenant ! Bontemps va vous raccompagner chez Mme de Montespan.
— Elle aussi, je l’aime beaucoup, Sire !
— Je vous crois sans peine. Il peut lui arriver d’être très bonne.
— Le Roi !
L’huissier de la Chambre vêtu du tabard aux armes de France vint s’immobiliser à l’entrée de la galerie des Glaces, du côté du salon de la Paix où se font entendre les violons et les claquements de pieds des gardes du corps. Louis XIV paraît...
Son justaucorps est entièrement brodé d’or, mais contrairement à son habitude, il porte peu de bijoux. Pourtant un murmure d’admiration vole sur la Cour : fixant le plumet de son chapeau un splendide diamant jonquille irradie de mille feux... Personne ne lui a encore connu cette merveille...
Conscient - et sans doute ravi ! - de l’effet produit, Louis XIV s’avance de son pas majestueux, un léger sourire flottant sur ses lèvres. Monsieur et ses gentilshommes le regardent approcher - en particulier l’un d’eux - avec une stupeur qui leur arrondit les yeux. Il accueille leurs saluts avec grâce.
— Sire, mon frère ! s’exclama le prince sans pouvoir retenir plus longtemps sa curiosité. Vous avez là un fort beau diamant ! Je ne vous le connaissais pas !
— Moi non plus, voyez-vous, et c’est ce qui en fait le charme... Ah, Monsieur le chevalier de Lorraine, je ne vous avais pas vu ! Vous semblez mal à l’aise ce soir ? Seriez-vous souffrant ?
— Le Roi est trop bon de s’inquiéter de ma santé mais je vais bien. Simplement, je suis dans l’éblouissement...
— Ce joyau ? C’est vrai qu’il est beau, n’est-ce pas ?
— C’est une acquisition récente ? demanda Monsieur après avoir avalé sa salive.
— Non, c’est un présent !
— Un présent ? firent-ils tous en chœur, mais...
— D’une dame! C’est pourquoi j’ai pour lui un faible tout particulier !
— Il faut qu’elle soit... fort riche ! Hoqueta Monsieur.
— Ou fort affectueuse! J’en ai été d’autant plus heureux que j’ignorais jusqu’à il y a peu l’existence de cette belle pierre. Sinon, j’aurais sans doute essayé de l’obtenir. Et honnêtement ! Je n’aurais jamais eu l’idée, par exemple, d’envoyer des estafiers fouiller une demeure de fond en comble comme j’en sais certains capables de le faire. Je l’aurais acheté, et sans lésiner ! Mais il se trouve que l’on me l’a donnée.
— Votre Majesté a beaucoup de chance, fit Lorraine sans réussir à dissimuler entièrement son dépit.
Le Roi darda sur le gentilhomme un regard d’où s’était effacée toute trace d’amusement :
— La chance se mérite, Monsieur. Il suffit parfois de faire le bien au lieu de son contraire. Quoi qu’il en soit, nous ne supporterions pas que cette dame si généreuse ait encore à pâtir de mauvais procédés. J’espère que c’est compris ?
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