— Ça suffit, la mère ! grogna leur voisin immédiat, un portefaix. Tu vois donc pas qu’elle t’entend pas?.... L’est mignonne d’ailleurs et rudement bien sapée, fit-il admiratif en palpant le manteau de Charlotte à la recherche d’une bourse sans qu’elle fît le moindre mouvement pour s’y opposer.
Le condamné était à présent près du gibet et un moine lui tendait un crucifix à baiser. Il se tenait de dos, renforçant pour la jeune femme la certitude qu’elle allait voir mourir l’homme qu’elle aimait...
Le silence se fit sur la place. Alors elle hurla :
— Non ! Non ! Par pitié !
Un grondement lui répondit. On devait se taire devant la mort. On l’eût malmenée sans doute mais son cri avait suffi à Desgrez pour la localiser. Il fonça, s’ouvrit un passage en force et envoya son poing dans la figure du portefaix toujours occupé à son exploration et qui s’écroula sans mot dire, s’empara de Charlotte pratiquement inerte mais dont les pieds accomplirent machinalement leur office, la tira hors de la foule, la fit entrer dans le cabaret À l’image de Notre-Dame à l’angle du quai, l’installa sur un banc et réclama du vin chaud à la cannelle. Assise en face de lui, Charlotte le regardait sans le voir. C’est seulement quand elle eut trempé ses lèvres dans le liquide brûlant qu’elle réagit :
— Pourquoi êtes-vous venu me chercher ? Gémit-elle.
— Pourquoi vous êtes-vous enfuie ?
— Je... je ne sais pas... je... je voulais mourir !
— Vous vouliez qu’on vous pende en compagnie de ce voleur de poules ?
— Non... Je cherchais la Seine... et j’ai vu que l’on allait encore tuer un homme...
Mais Desgrez n’avait retenu qu’un mot :
— La Seine ? Vous vouliez vraiment vous suicider ? Mais pourquoi ? À cause d’Alban ?
— Oui. Le jour où il m’a rencontrée a sûrement été le pire de sa vie. Il était heureux et je ne lui ai apporté que le malheur...
— Qu’est-ce que vous en savez ? Il vous aime et vous l’aimez ? Ce n’est déjà pas si mal et si vous voulez vous détruire, attendez au moins qu’il soit mort !
— Après ce qu’il a fait, cela ne va pas tarder...
— Mais on n’en est pas encore là. Nous autres, gens de la Police et surtout notre chef, avons peut-être notre mot à dire?
— M. de La Reynie sera impuissant. Et il n’a pas la possibilité d’intervenir justement parce qu’il est son parent et qu’il doit accomplir son devoir.
— Il vous l’a dit ?
— Sans nuances.
— Eh bien, faites comme si vous n’aviez rien entendu... et maintenant laissez-moi vous ramener au Châtelet où l’on vous attend et puis rentrez chez vous et essayez de vous reposer. On vous donnera des nouvelles...
— Vous promettez ?
François Desgrez eut un sourire en coin similaire à celui d’Alban puis, s’étant levé, vint prendre le bras de la jeune femme qu’il glissa sous le sien :
— Juré ! On ne le laissera pas mourir sans tenter l’impossible pour le tirer de là !
Dieu que c’était bon à entendre ! Charlotte sentit son cœur s’alléger et se laissa ramener sagement vers la vieille prison, mais ne remonta pas chez M. de La Reynie. Desgrez l’installa dans sa voiture et envoya un garde avertir Mlle Léonie. Celle-ci arriva peu après, s’assit auprès d’elle, prit sa main dans la sienne et lui dit :
— Vous m’avez fait peur mais je n’ai qu’à m’en prendre à moi : je n’aurais jamais dû vous permettre de m’accompagner...
— Je tenais à venir... même si je suis déçue. Je pensais trouver M. de La Reynie prêt à tout pour sauver son cousin...
— Il n’a fait qu’énoncer la lettre du Roi. Et que pouvait-il dire d’autre en pareil lieu, au siège même de sa juridiction ?
— Ne me racontez pas que vous n’espériez pas une autre réaction ? Quand nous sommes arrivées, vous étiez aussi anxieuse que moi.
— Certes, et je le suis toujours, mais ce que je voulais surtout savoir, c’est quelle punition encourt ce malheureux garçon.
— Vous l’avez entendu : que Louvois vive ou meure, il n’y a qu’une seule issue. C’est la corde destinée à n’importe quel coupe-jarret, et n’étant pas gentilhomme, il n’aura pas le droit à l’épée !.... Que serait-ce s’il avait attaqué le Roi !
— On l’aurait tiré à quatre chevaux après l’avoir soumis à la question à l’instar de Ravaillac, l’assassin d’Henri IV ! Maintenant assez sur le sujet ! Nous rentrons à Saint-Germain et vous allez vous mettre au lit.
— Jamais de la vie ! Pour y faire quoi ?
— Dormir. Vous en avez le plus grand besoin !
— Je n’arrive déjà pas à dormir la nuit !
— Justement il vous faut de l’aide. Notre cher docteur Bouvier y remédiera ! D’accord ?
— A aucun prix !
Mlle Léonie se lova plus confortablement contre les coussins de la voiture et ferma les yeux :
— Dans ce cas, je ne vous dirai pas ce que M. de La Reynie a l’intention de faire !
— Parce qu’il a tout de même l’intention de bouger ?
— Évidemment, voyons ! Ne vous a-t-il pas dit qu’il l’aimait comme s’il eût été son fils ? Alors vous me promettez deux jours de repos ?
— Vous êtes impitoyable... mais je promets !
— Il va se rendre à Versailles pour demander audience au Roi...
— Oh ! Merci, mon Dieu !
Il n’y eut qu’un hiatus dans le programme élaboré par Mlle Léonie : le docteur Bouvier avait pris le chemin des Pays-Bas le matin même. Lui et les siens avaient veillé sur la santé de la ville royale depuis deux siècles mais avaient refusé d’abjurer la religion protestante...
Charlotte dut se contenter de lait chaud et d’un mélange de camomille et de tilleul... tandis que la maison retentissait des imprécations de sa cousine...
D’esprit ouvert, Léonie estimait que l’important sur la terre était d’être chrétien. C’était Dieu qui comptait et qu’on Le prie en latin ou dans sa langue maternelle ne la troublait guère : ce qu’il fallait c’était prier. Bien sûr, les différences de dogme et de cérémonial la dérangeaient, surtout le refus de l’immaculée Conception à la Sainte Vierge qu’elle vénérait particulièrement, mais il n’était rien que l’on ne pût discuter au pays de Descartes et l’édit du bon roi Henri était passé comme un baume sur les déchirures sanglantes des guerres de Religion. Tout était rentré dans l’ordre et les protestants s’étaient remis au travail. À présent on les chassait sur les routes, on les envoyait aux galères ou pis encore et, à une époque où les médecins étaient souvent des ânes, on venait de chasser l’un des meilleurs d’entre eux... C’était à pleurer !
En arrivant à Versailles, La Reynie apprit que le Roi s’était rendu à l’Orangerie où l’on exécutait de grands travaux et s’en réjouit : il y avait une chance de le trouver de bonne humeur et Dieu sait si la couleur du temps était primordiale ! Il trouva Louis XIV dans l’Orangerie primitive dont on allait doubler les dimensions. Sa canne sous le bras, il dessinait dans l’espace des formes géométriques de ses deux mains cependant qu’on l’écoutait avec un respect quasi religieux.
Son regard saisit l’arrivant au passage. Il abrégea sa démonstration, reposa sa canne à terre et, d’un geste qui mettait fin à toute discussion, vint le rejoindre. Mais son visage indéchiffrable n’indiquait pas si la visite lui plaisait ou non. Le policier recommanda son âme à Dieu !
— Ah ! Monsieur de La Reynie ! Vous venez admirer nos nouveaux travaux ? Les orangers prolifèrent avec tant de vigueur qu’il leur faut absolument un nouveau logis et mieux orné. Mais je suppose, ajouta-t-il en considérant le sourire contraint du policier, que ce n’est pas d’eux dont vous désirez parler...
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