— Non, Sire, en effet, et j’en demande humblement pardon à Votre Majesté. J’ai le malheur d’être plus souvent trouble-fête que porteur de bonnes nouvelles !
— Alors, expédions la chose ! Nous sommes de charmante humeur aujourd’hui et aimerions le rester. De quoi s’agit-il ?
— De mon jeune cousin, Alban Delalande, qui a agressé M. de Louvois au sortir de l’Arsenal il y a deux jours.
— Triste affaire !.... Impulsion regrettable et difficile à justifier ! Cet homme a été pris de folie ?
— Non, Sire, de fureur. Ce malheureux garçon était désespéré, au-delà du raisonnement...
— Faisons quelques pas ! Je n’ai pas envie que l’on nous entende. Donc, si je vous suis bien, il voulait tuer mon ministre et vous admettrez que le cas est grave. Louvois a failli trépasser...
— Mais il n’en est rien, grâce à Dieu !
— N’en demeure pas moins la volonté de tuer. C’est un crime !
— Dont je ne voudrais pas qu’il ne soit pas sans pardon. Le Roi est si fort au-dessus du commun des mortels qu’il lui est sans doute difficile de comprendre comment peut réagir un malheureux garçon, passionnément épris d’une noble dame et dont il vient d’apprendre qu’un autre a osé s’en emparer pour l’asservir à sa luxure au mépris de tout droit... et de toute excuse !
Louis XIV s’arrêta pour regarder son lieutenant de Police franchement :
— Ne me dites pas qu’il s’agit encore de Mme de Saint-Forgeat ?
— Hélas si. C’est Delalande qui l’avait trouvée après sa fuite du couvent de Saint-Germain et ramenée chez Mme de Brécourt. Il l’aime depuis cette nuit-là !
— Il est son amant ?
— Oh, Sire ! Que Votre Majesté veuille considérer la distance qui sépare une fille de la noblesse et un policier roturier... Qu’elle soit à présent veuve ne change rien à la chose.
— Il est votre cousin ! Ce n’est déjà pas si mal !
— Le Roi est bien bon mais cela lui semblait insuffisant. Et alors qu’il osait à peine effleurer sa robe, qu’un autre, parce qu’il se croit tout permis et qu’on l’a fait puissant, ait osé la souiller a rendu Delalande fou. Ensuite, lorsqu’il a appris qu’elle venait d’être enlevée une fois de plus, la coupe a débordé et, sans regarder au rang, il a voulu la venger de la honte, et se venger lui-même de son désespoir... Est-ce... si difficile à comprendre ? murmura-t-il avec une soudaine timidité.
— Et si moi je m’étais rendu coupable de ce forfait ?
— Oh, Sire ! Le Roi possède un cœur de roi et non celui d’une brute aveuglée par sa puissance ! Ce n’est même pas imaginable.
— Sans doute, sans doute ! Il n’est pas encore jugé, je pense ?
— Pas encore... mais cela ne saurait tarder ! Et je redoute, hélas, une condamnation sévère...
— La mort bien sûr !
— C’est le Roi qui le dit... mais c’est aussi le Roi qui peut faire grâce ! Les jugements sont soumis à son aval...
Il se garda de lui rappeler - parce que c’eût été du dernier maladroit ! - que jadis Sa Majesté ne s’était pas gênée pour commuer en peine de forteresse à vie la sentence d’exil qui avait sanctionné le surintendant Fouquet. Louis s’était remis en marche et, la tête penchée, réfléchissait. Pendant un moment les deux hommes marchèrent entre les caisses dorées et les feuilles luisantes des orangers. Finalement, le Roi s’immobilisa, si visiblement soucieux que le cœur de La Reynie se serra :
— Dans le cas présent, je ne peux pas !
— Mais, Sire, M. de Louvois n’est pas mort !
— Sans doute, mais il s’en est fallu de peu. La volonté de tuer était réelle... Comprenez-moi, La Reynie, si c’était possible je vous exaucerais mais il faut considérer la situation actuelle. Louvois concentre sur sa personne les haines de la moitié du royaume. Faire grâce à votre cousin c’est donner une sorte d’autorisation tacite à ses ennemis qui rêvent de l’abattre. Et il porte sur ses épaules le poids de ce qui s’accomplit dans le pays... de cette sale besogne à laquelle on ne peut se soustraire et dont je ne serais pas capable. Il m’est indispensable... et bien vivant ! Il me faut donc faire un exemple.
— Sire ! Gémit La Reynie, les larmes aux yeux. Ne pouvez-vous au moins commuer la peine ? C’est un si bon serviteur de Votre Majesté... et il m’est cher !....
— Je n’en doute pas... Mais nous consentons à lui éviter la corde infamante : il périra par l’épée comme un gentilhomme... Au fond, ne s’appelle-t-il pas de... La Lande ?
Il n’y avait rien à ajouter... sinon remercier, ce que La Reynie fit, la mort dans l’âme... Cependant, comme il s’apprêtait à s’éloigner, on le retint...
— Un mot encore ! Que votre jeune amie n’aille pas jouer les héroïnes raciniennes en allant s’offrir en holocauste à son tortionnaire ! Elle se condamnerait à l’enfer sans rien obtenir... qu’une promesse que l’on ne tiendrait pas !
— Mais enfin, si Votre Majesté pense ainsi, pourquoi assure-t-elle à M. de Louvois une si complète immunité ? Il vient d’écraser trois vies, catholiques sans équivoque celles-là, et il va s’en tirer avec les applaudissements de la Cour ?
— Non. Si la raison d’État m’oblige à le maintenir dans ses postes, titres et prérogatives, je lui ferai sentir en temps voulu le poids de ma colère ! Mais, dès à présent, il va recevoir l’interdiction formelle de se livrer à quelque tentative que ce soit sur la personne de Mme de Saint-Forgeat et même de l’approcher à moins de cinq toises.[24]
— Le dernier enlèvement était le fait du chevalier de Lorraine, non du sien, et une fois conduite dans un endroit bien caché, les interdictions du Roi ne le gêneront guère ! fit La Reynie, désappointé.
— Vous me voyez exiler Mme de Saint-Forgeat pour la mettre à l’abri ? La renvoyer en Espagne auprès de ma nièce ?
— Les Français n’y sont pas persona grata... et elle risque de ne pas arriver jusqu’à Madrid...
Louis XIV eut un geste d’impatience :
— Votre logique m’agace, Monsieur de La Reynie.
Je vous ai dit ce que j’entendais faire mais si elle préfère le couvent...
Le policier pensa que ledit couvent n’avait guère protégé l’ex-demoiselle de Lenoncourt des entreprises de son amoureux, mais il garda cela par-devers lui. Il lui fallait se contenter de ce qu’on lui avait accordé. Il remercia, salua et partit rejoindre sa voiture, en s’efforçant de maîtriser une envie de pleurer.
Une semaine plus tard, Alban Delalande était condamné à mort par décapitation sans qu’il lui soit appliqué au préalable la question ordinaire légale. Il reçut la sentence avec un calme parfait. Il savait qu’il s’était attaqué à trop forte partie et que sa cause était sans espoir, mais La Reynie lui ayant fait savoir queCharlotte avait échappé à la dernière tentative de Lou-vois et que le Roi veillerait à la protéger de nouvelles velléités, il se sentit soudain plus serein. Si celle qu’il adorait était désormais à l’abri, il lui importait peu de mourir puisque, n’importe comment, rien ne serait jamais possible entre eux sinon dans un autre monde...
— Quand vais-je mourir ? demanda-t-il à La Reynie qui pouvait le visiter autant qu’il le voulait.
— La date n’est pas encore arrêtée...
— L’attente ne sera pas longue... Pourtant j’aurais aimé... la revoir avant de... partir ?
— Je vais essayer d’obtenir l’autorisation, fit son chef en ravalant de son mieux les larmes qui lui venaient.
Charlotte, elle, n’eut pas le temps de s’appesantir sur sa douleur. Elle venait à peine de recevoir le message et sanglotait dans les bras de Mlle Léonie, aussi désespérée qu’elle, quand Mme de Montespan arriva en coup de vent :
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