Elle rouvrit les yeux. Rasalom s’était rapproché pour mieux poser sur elle ses yeux insondables. La légion des morts s’était déployée autour de lui, et les rats formaient les premières lignes. Il les obligeait à avancer toujours un peu plus, à courir entre ses jambes. La garde de l’épée ne me protège pas ! Elle voulut s’enfuir, et puis elle se ravisa. Les rats l’encerclaient mais ils ne l’attaquaient pas, comme si son contact les effrayait. La garde ! Rasalom perdait tout pouvoir sur eux dès l’instant où ils l’effleuraient !
Magda rassembla tout son courage et demeura sur place.
Rasalom avait dû comprendre ce qui se passait. D’un geste de la main, il anima les cadavres.
Les corps formèrent un mur de chair qui, bientôt, se referma sur elle. Il n’y avait rien dans leurs mouvements qui pût révéler un sentiment de haine à son égard. Ils avançaient, mécaniquement, maladroitement, les yeux révulsés et le visage impassible. Vivants, leur souffle se serait mêlé au sien. Mais ce n’était rien de plus que de la chair morte qui, par endroits, entrait déjà en putréfaction.
Un cadavre s’écroula sur elle, puis un second, l’obligeant chaque fois à reculer de quelques centimètres. Magda comprit alors quelle était la tactique de Rasalom : puisque la terreur n’avait aucun effet sur elle, il l’obligeait physiquement à sortir du donjon en la poussant peu à peu vers le portail fatidique.
Presque malgré elle, Magda brandit la garde de l’épée et décrivit un vaste cercle tout autour d’elle. Le métal heurta les cadavres les plus proches. Aussitôt, des lumières vives éclatèrent à la surface de la chair morte, des fumerolles acides s’en échappèrent et, dans un spasme ultime, les corps s’affaissèrent comme des marionnettes dont on a coupé les fils.
Dans un sursaut d’énergie, Magda fit un pas en avant, levant plus haut la garde de l’épée, touchant de nouveaux cadavres qui, comme les précédents, s’écroulaient foudroyés.
Rasalom lui-même paraissait sur le point de battre en retraite.
Un léger sourire se dessina sur les lèvres de Magda.
Enfin, elle avait une arme efficace, et elle allait s’en servir !
Mais le regard de Rasalom se porta soudain sur sa gauche, et elle chercha à découvrir ce qui avait bien pu attirer son attention.
Papa ! Il avait repris conscience et s’agrippait aux blocs de pierre de l’arche pour se redresser. Du sang coulait sur son visage.
— Toi ! s’écria Rasalom, le doigt tendu vers Papa. Prends-lui le talisman ! Elle a rejoint nos ennemis !
Magda vit son père secouer la tête et un espoir fou l’envahit.
— Non, dit Papa d’une voix mourante, si cet objet qu’elle détient est vraiment la source de votre pouvoir, vous n’avez pas besoin de moi pour le récupérer ! Prenez-le vous-même !
Elle n’avait jamais été aussi fière de son père qu’en cet instant ! Les larmes aux yeux, elle le vit braver Rasalom en un suprême effort.
— Ingrat ! siffla Rasalom, le visage déformé par la colère. Tu m’as trahi après tout ce que j’ai fait pour toi ! Que la maladie s’abatte à nouveau sur toi !
Papa tomba à genoux en gémissant. Ses mains prirent une teinte blanchâtre, ses doigts se déformèrent. En un instant, son corps se recroquevilla et il roula à terre en hurlant de douleur.
— Papa !
Folle de terreur, elle s’élança vers lui pour le protéger des rats qui, en une seconde, s’étaient retournés contre lui. Avec des cris stridents ils mordaient toutes les parties de son pauvre corps. Pareilles à des rasoirs, leurs dents déchiraient sa chair. Malgré son dégoût, Magda les frappait furieusement de la garde de l’épée, suppliant, sanglotant, implorant Dieu du plus profond de son âme.
Tout près de son oreille, la voix de Rasalom retentit, plus lugubre que jamais :
— Jette cet objet de l’autre côté du portail et tu le sauveras ! Jette-le et il vivra !
Magda aurait voulu l’ignorer mais, en son for intérieur, elle savait que Rasalom avait gagné la partie. Elle ne pouvait laisser cette horreur se perpétrer – Papa allait être dévoré vivant par cette vermine, et elle ne pouvait rien pour lui !
Si, il y avait encore un espoir, puisque les rats ne s’attaquaient pas à elle. Elle se coucha sur le corps de son père, la garde serrée contre sa poitrine.
— Il va mourir ! répétait la voix pleine de haine. Il va mourir et tu seras la seule responsable ! La seule, tu entends ? Il te suffirait de peu.
La voix grave de Rasalom se changea soudain en un cri de rage et de terreur.
— Toi !
Magda leva la tête. Blême, souillé de son propre sang, Glaeken était apparu au portail du donjon.
— Je savais que tu viendrais.
Magda n’avait jamais été si heureuse de voir quelqu’un. Mais son allure trahissait sa faiblesse extrême. C’était un miracle qu’il fût parvenu à franchir la chaussée, et il ne réussirait jamais à combattre Rasalom dans cet état.
Pourtant, il était là, et il avait apporté la lame de l’épée. Il lui tendit la main. Les mots n’étaient plus nécessaires entre eux. Elle savait pourquoi il était venu et ce qu’elle devait faire à présent. Elle abandonna le corps de Papa et plaça la garde dans la main de Glaeken. Rasalom poussa un hurlement mais Glaeken ne s’en préoccupa pas. Il sourit à Magda puis, d’un geste précis, il emboîta l’épée dans la garde.
C’était comme si l’univers tout entier explosait. Il y eut un bruit terrible et un éclair de lumière plus vif que le soleil à son solstice. Une boule de feu d’un éclat insupportable jaillit de l’arme fantastique pour balayer tout le donjon.
Le brouillard se dissipa en un instant, les rats s’enfuirent en piaillant dans tous les sens. Les cadavres tombèrent en poussière comme des épis de blé desséchés.
Même Rasalom reculait en se protégeant le visage des deux mains.
Le véritable maître du donjon était enfin de retour.
Puis la boule de feu perdit de son intensité avant de disparaître dans l’épée dont elle était issue. Magda resta quelque temps aveuglée puis vit à nouveau normalement. Les vêtements de Glaeken étaient toujours déchirés et ensanglantés mais l’homme avait retrouvé toute sa puissance. La fatigue, les blessures, tout s’était évanoui. Son regard terrible exprimait toute sa résolution, et Magda était heureuse de trouver en lui un allié. Tel était l’homme qui, pendant des éternités, avait mené le combat de la Lumière contre le Chaos… tel était l’homme qu’elle aimait.
Glaeken brandissait devant lui l’arme formidable enfin reconstituée. Les yeux étincelants, il se tourna vers Magda et inclina la tête.
— Sois remerciée, ma bien-aimée, dit-il doucement. Je te savais courageuse mais ta hardiesse a dépassé toutes mes espérances.
Magda ne put s’empêcher de rougir devant un tel éloge. Ma bien-aimée… il m’a appelée sa bien-aimée…
Glaeken tendit la main en direction de Papa.
— Porte-le de l’autre côté du portail, je veillerai à ta sécurité.
Magda jeta un coup d’œil circulaire. Les restes des cadavres inondaient le sol. Mais Rasalom avait disparu.
— Je le trouverai, dit Glaeken, mais je veux d’abord te savoir à l’abri.
Magda s’agenouilla et prit Papa sous les aisselles avant de le tirer vers la chaussée. Il respirait très faiblement et son corps était ensanglanté d’un millier de morsures.
— Au revoir, Magda.
C’était la voix de Glaeken. Elle leva la tête pour lire dans ses yeux une tristesse infinie.
— Au revoir ? Mais où vas-tu donc ?
— Je vais mettre un terme à une guerre qui aurait dû s’achever depuis bien longtemps, fit-il d’une voix brisée par l’émotion. Je te souhaite…
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