— Et toi, tu as choisi d’être le Champion de la Lumière, le Champion du Bien.
Elle aurait tant aimé qu’il lui réponde oui.
— Non… je n’ai pas exactement choisi. Je ne peux pas non plus dire que la puissance que je sers est entièrement celle du bien, ou celle de la lumière. J’ai été… désigné… oui, c’est cela. Des circonstances trop personnelles, bien qu’ayant perdu toute signification pour moi, ont fait que je me suis trouvé mêlé aux armées de la Lumière. Je ne fus pas long à découvrir qu’il m’était impossible d’y échapper et je me suis retrouvé aux premières lignes, à leur tête. Cette épée m’a été donnée. La lame et la garde furent forgées par un petit peuple depuis longtemps éteint. Elle n’avait qu’une utilité : anéantir Rasalom. Ce fut alors l’ultime bataille entre les forces en présence : l’Armageddon, le Ragnarök, toutes les guerres d’apocalypse en une. Le cataclysme qui en résulta, les tremblements de terre, les incendies, les raz de marée – tout cela détruisit jusqu’à la trace du Premier Age de l’humanité. Seuls quelques humains survécurent pour tout recommencer.
— Mais qu’en est-il des Puissances ?
— Elles existent toujours, fit Glenn avec un haussement d’épaules, mais leur intérêt a décliné après ces cataclysmes. Elles n’avaient plus grand-chose à faire dans un monde en ruine dont les habitants revenaient à l’état primitif. Elles s’intéressèrent donc à d’autres univers, tandis que Rasalom et moi-même poursuivîmes notre combat de par le monde et de par les siècles, sans jamais connaître la maladie et la vieillesse mais sans jamais remporter la victoire définitive. Mais en cours de route, nous avons perdu quelque chose…
Il désigna un éclat de miroir tombé de la boîte.
— Place-le devant mon visage, dit-il à Magda, et regarde. Que vois-tu à présent ?
Elle poussa un petit cri de surprise. Le miroir était vide. L’homme qu’elle aimait n’avait pas de reflet !
— Notre reflet nous a été ôté par les Puissances que nous servons, peut-être pour nous rappeler que nos vies ne nous appartiennent plus… Pour ma part, j’ai presque oublié à quoi je ressemblais…
— Glenn, comment peux-tu…
— Mais je n’ai jamais cessé de traquer Rasalom, poursuivit-il. Dès que j’avais connaissance de quelque carnage, de quelque misère, je le retrouvais et le chassais. Mais il poursuivait son œuvre immonde. Au XIV esiècle, alors qu’il voyageait de Constantinople en Europe, laissant derrière lui les rats porteurs de peste dans toutes les villes qu’il visitait, il…
— La Mort Noire !
— Oui. C’eût été une épidémie sans importance mais Rasalom en a fait une des plus épouvantables catastrophes du Moyen Age. J’ai alors compris qu’il me fallait l’arrêter avant qu’il n’invente quelque chose de plus hideux. Si j’avais réussi, ni lui ni moi ne serions ici aujourd’hui.
— Mais pourquoi te culpabilises-tu ? Ce n’est pas ta faute si Rasalom s’est libéré, c’est celle des Allemands !
— Il devrait être mort ! J’aurais dû le tuer il y a cinq siècles mais je ne l’ai pas fait. J’étais parti à la recherche de Vlad l’Empaleur. J’avais entendu parler de ses atrocités et je croyais qu’elles répondraient aux désirs de Rasalom. Je me suis trompé. Vlad n’était qu’un pauvre fou totalement influencé par Rasalom. J’ai alors bâti ce donjon. Par ruse, j’y ai fait entrer Rasalom, et le pouvoir de cette garde devait l’y emprisonner pour l’éternité. En fait, j’aurais pu le tuer – j’aurais dû le tuer – mais je ne l’ai pas fait.
— Pourquoi donc ?
Glenn ferma les yeux et attendit un long moment avant de répondre :
— Ce n’est pas facile à dire… j’avais peur. Tu vois, j’ai vécu par rapport à Rasalom. Mais que se passe-t-il si je suis vainqueur et le tue ? Une fois la menace disparue, que va-t-il m’advenir ? J’ai vécu pendant des éons et je ne me suis jamais lassé de la vie. C’est peut-être difficile à croire, mais il y a toujours du nouveau.
Il ouvrit tout grands les yeux et se tourna vers elle.
— Toujours. Mais je crains que Rasalom et moi-même ne formions une sorte de couple : l’existence de l’un dépend de celle de l’autre. Je suis le Yang et lui le Yin. Et je ne suis pas encore prêt à mourir.
— Peux-tu vraiment mourir ? demanda Magda, avide de connaître la réponse.
— Oui. Les blessures que j’ai reçues ce soir auraient pu me tuer si tu ne m’avais pas apporté l’épée. Sans toi, je serais mort, dit-il avant de regarder le donjon et d’ajouter : Rasalom croit probablement que je le suis. Cela me donnerait un certain avantage sur lui.
Magda aurait voulu l’enlacer mais quelque chose la retenait. Elle comprenait maintenant la tristesse qui l’habitait parfois.
— N’y va pas, Glenn.
— Appelle-moi Glaeken, fit-il doucement. Cela fait si longtemps qu’on ne m’a pas appelé par mon véritable nom.
— Très bien… Glaeken. Mais dis-moi, les livres terribles que nous avons découverts, qui les a cachés ?
— C’est moi. Ils peuvent être très dangereux s’ils tombent entre des mains impures mais je n’ai pu me résoudre à les détruire. Le savoir – celui du mal, en particulier – doit être préservé.
Magda avait encore une question à lui poser, mais elle hésitait. Elle s’était rendu compte en l’écoutant que son âge lui importait peu – il était toujours celui qu’elle aimait. Mais lui, que ressentait-il à son égard ?
— Et moi ? dit-elle enfin. Tu ne m’as jamais dit…
Elle voulait savoir si elle n’était qu’une étape le long du chemin, une conquête parmi tant d’autres. Cet amour qu’elle avait décelé en lui, dans son corps, dans ses yeux, n’était-ce qu’une simple feinte de sa part ? Était-il encore capable d’aimer ? Elle ne pouvait formuler ces pensées. Leur seule évocation était déjà trop pénible.
— Est-ce que tu m’aurais cru si je te l’avais dit ? fit alors Glenn qui, une fois de plus, paraissait lire en elle. Oui, Magda, je t’aime. Tu as su me toucher. C’est une chose dont personne n’a été capable depuis très longtemps. Je suis peut-être plus vieux que tout ce que tu peux imaginer mais je suis toujours un homme.
Magda se serra très fort contre lui. Elle aurait voulu le garder auprès d’elle, à l’écart du donjon.
Après un long silence, il lui murmura à l’oreille :
— Aide-moi à me lever, Magda. Je dois arrêter ton père.
Magda savait qu’elle devait lui obéir même si elle tremblait pour lui. Elle le prit par le bras et tenta de le soulever mais ses genoux fléchirent et il s’affala à terre. Fou de rage, il martela la terre de ses poings.
— Il me faut encore attendre !
— Je vais y aller, moi, dit Magda presque malgré elle. Je peux voir mon père au portail.
— Non, c’est trop dangereux !
— Je peux lui parler. Il m’écoutera.
— Il a perdu la raison. Il n’écoutera que Rasalom.
— Il n’y a pas de meilleure solution.
Glaeken demeura silencieux.
— Tu vois bien que je dois y aller.
Elle s’efforçait de paraître calme et décidée mais, en fait, elle était terrorisée.
— Ne franchis pas le seuil, dit Glaeken d’un ton ferme. Quoi que tu fasses, ne pénètre pas dans le donjon. C’est le domaine de Rasalom à présent !
Je le sais , pensa Magda qui courait déjà en direction de la chaussée. Et je ne peux pas laisser Papa sortir du donjon avec la garde de cette épée !
Cuza avait envisagé d’éteindre sa torche une fois arrivé dans la cave mais toutes les ampoules électriques avaient sauté. Le couloir, cependant, n’était pas entièrement obscur. Les représentations du talisman scellées dans la pierre luisaient faiblement. La lueur se ravivait à son approche puis diminuait après son passage.
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